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on.

Assis dans son cabinet, ce soir-là, un soir neigeux de la fin de décembre, il supputait des chiffres. Sur le bureau d’acajou, devant lui, étaient posés deux livres, l’un très long et dont la reliure sévère indiquait ce genre particulier d’ouvrage qu’un humoriste a qualifié jadis de livre de grand intérêt, l’autre plus petit et plus richement habillé.

Livingstone, l’œil avide et les lèvres serrées, comparait les deux volumes, en prenant des notes cependant ses employés, perchés sur leurs tabourets, dans la grande pièce d’entrée, suivaient impatiemment la marche lente de la pendule accrochée au mur ou bien regardaient par les fenêtres avec envie la foule pataugeant sous la neige en masses sombres et pressées.

– Soyez tranquilles, il va bientôt sortir, répéta une fois de plus le commis principal, un homme d’âge moyen à la physionomie placide. – Il y a trois heures que vous nous dites la même chose, monsieur Clarke, reprit un des plus jeunes. – Qu’est-ce qu’il peut bien faire là-dedans ? demanda un troisième. Parions qu’il écrit ses billets doux.

L’idée parut assez exorbitante pour exciter une hilarité aussitôt étouffée, tandis que M. Clarke, après un coup d’œil discret à sa montre et un autre à la porte du patron, toujours close, poursuivait patiemment son travail.

Que faisait en effet Livingstone ? Il constatait avec un sensible plaisir que la balance de l’année, représentée par sept chiffres majestueux, était exactement ce qu’il avait souhaité ; il réalisait ses ambitions. Maintenant il pouvait, la tête haute, regarder en face un homme quel qu’il fût ou lui tourner le dos à son choix cette idée lui était agréable.

Des années auparavant, un ami, un vieil ami de collège, l’ayant invité à venir chez lui à la campagne voir fleurir les vergers, il s’était excusé sous prétexte d’affaires, et Harry Trelane, c’était le nom de l’ami, lui avait demandé pourquoi il continuait à se donner tant de peine.

C’est qu’il voulait devenir riche.

– Mais tu l’es déjà ; tu vaux bien, comme on dit, un demi-million de dollars, et, pour un homme seul, sans enfans à pourvoir. – Oui, mais je tiens à valoir le double. – Pourquoi ? –