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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/821

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Et ce fut alors un temps de grande persécution, on enleva aux parens leurs enfans pour les conduire en des orphelinats, et les élever dans d’autres croyances, d’autres mœurs, un autre langage. Une mère, qui ne pouvait oublier sa fille disparue, se mit un jour en chemin pour la retrouver. Quand elle parvint à la ville où l’on avait conduit les petits, et qu’elle les aperçut de loin, il lui parut qu’elle les voyait plus joyeux que jadis ; la plupart semblaient mieux vêtus, quoique leurs habits fussent d’une coupe étrangère, comme l’étaient aussi devenus leurs façons et leur langage. Alors, il advint qu’elle se sentit toute troublée et se demanda : Comment retrouverai-je mon bien dans une telle multitude, car cette éducation nouvelle l’aura bien transformé. Après avoir longtemps cherché et interrogé en vain, elle rencontra un vieillard qui parlait son langage, et elle lui exposa son embarras. L’homme répondit : « O bonne femme trop naïve, je ne m’étonne guère que tu n’aies pas trouvé ton enfant ; au contraire, j’eusse été stupéfait si tu l’avais reconnu. La petite est ici cependant, car je sais que tous ceux qui y furent amenés y sont encore, et qu’aucun d’eux n’est mort depuis leur arrivée. Tu l’as peut-être rencontrée déjà sans t’en douter. Mais pourquoi venir parmi nous si c’est pour y demander l’impossible ? Tu ne pourrais même plus te faire comprendre d’elle, si tu la voyais en réalité. Et d’ailleurs tu ne recueilleras aucun renseignement certain sur son compte, car chacun des enfans a reçu un nom nouveau tandis que l’ancien est oublié à jamais. Voici donc ce que je te conseille : Demeure encore parmi nous quelques jours, contemple les petits ; réjouis-toi de leur aspect, de leur pure beauté, de leur parure de jeunesse, de leur gaieté, de leur force débordante. Pense alors : Mon enfant est parmi eux. Et, si tu désires lui témoigner quelque tendresse, témoigne-la au premier venu, car tu ne peux savoir si ce ne sera pas celui-là. Et même, si tu en distingues un plus pur, plus beau, plus joyeux, plus fort que les autres, il t’est permis de penser : voilà le mien[1].


La voyageuse suit cet avis bienveillant, et sur la route du retour, les voix de la nature l’invitent une fois de plus par la bouche de Wagner à ouvrir son cœur davantage encore, pour retrouver son enfant dans les fleurs, les oiseaux, les papillons qui l’accueillent au seuil de sa demeure. Il nous paraît inutile d’épiloguer sur ces lignes : toute mère en sentira le fort et le faible. Faut-il approuver plutôt la consolation touchante, mais quelque peu égoïste que prêche l’Adoption[2] :


Puisque nous avons enseveli notre unique enfant (on sait que nul enfant ne survécut de ceux qui naquirent durant le premier mariage du poète) puisque nous voilà des époux sans postérité, adoptons-nous donc réciproquement, pour la courte étape qui nous reste à parcourir sur le chemin. Toi, chère femme, sois désormais pour moi une pieuse et tendre fille, accepte-moi par contre pour ton fils, en échange de celui qui nous fut si tôt ravi.

  1. III, 27.
  2. Présens votifs, p. 108.