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jaillit. En son « air, » espèce de concerto pour voix et orchestre, on doute si la mélodie est plus aigre, ou plus rêche l’accompagnement. L’une pique les notes comme des épingles, l’autre les plante ainsi que des clous ; tous deux rivalisent de sécheresse et de rigueur, « Ah ! chi mi dice mai quel barbaro dove è ? Qui pourrait bien me dire où est ce barbare ? » Les femmes de Molière disaient : « mon pendard ; » mais, avec plus de style et de noblesse qu’elles, la grande dame de Mozart n’a pas moins de vivacité.

Attendons un moment. Doña Elvire rencontre doña Anna. En une phrase admirable, d’un tout autre caractère, elle la salue et l’avertit :


Non ti fidar, o misera,
Di quel ribaldo cor.


« Ne te fie pas, ô malheureuse, à ce cœur déloyal. Il m’a déjà trahie ; à ton tour, il te trahira. » Doña Anna répond avec une dignité triste, et, pendant quelques mesures, c’est, entre les deux femmes, entre les deux pures victimes d’un seul et terrible amour, un échange de mélancoliques assurances et de complimens douloureux. On le sent à la grave douceur de son chant, doña Elvire n’en veut point à sa jeune et triste rivale, et cet avis qu’elle lui donne, la compassion l’inspire, et non la haine ou seulement la jalousie.

Plus loin, allons plus loin, jusqu’au trio de la Fenêtre, et sous le charme de la nuit, de la nuit d’Espagne qui faisait trembler la voix de Suzanne elle-même, nous verrons ce cœur de femme et d’épouse achever de s’attendrir.

L’âme de la vierge orpheline, au contraire, ne s’apaise jamais. Est-ce à dire pour cela qu’elle ne soit qu’une âme de colère ? Non pas. Fût-ce au paroxysme de sa filiale et vengeresse fureur, en attaquant la fameuse apostrophe : « Or sai chi l’onore, » il suffit que doña Anna dise : « Mon père ! » pour qu’on sente sa voix défaillir. Admirable défaillance, et deux fois admirable : parce que, dans l’ordre du sentiment ou de la passion, elle est naturelle et presque nécessaire ; parce que, dans l’ordre de la musique, les quelques notes qui la traduisent participent de la figure sonore et rentrent en elle, au lieu de la rompre ou de l’altérer ; parce qu’ici comme toujours chez Mozart, la force et la beauté de l’expression n’est faite que de la force et de la beauté de la mélodie.