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jamais à s’assimiler : inversement, certains élémens lui sont tout à fait étrangers, et ce sont justement ceux qui constituent la littérature. Le savant constate l’enchainement des phénomènes et toute sa science n’aperçoit rien au delà ; du point de vue où il se place, il n’en découvre pas la laideur ou la beauté. De même, attentif aux conditions par lesquelles ils sont déterminés, il aperçoit leur caractère de nécessité, mais il ne les juge ni bons, ni mauvais. Les idées de bien ou de mal, comme les notions de beauté et de laideur, sont pour le savant des notions vides de sens et dont il a le droit de ne tenir aucune espèce de compte. La science est en dehors de l’esthétique et de la morale ; mais esthétique et morale, c’est toute la littérature.

En raison même de ces différences essentielles, la science, si loin qu’elle étende son domaine, ne saurait devenir par elle-même un danger pour la littérature. On a dit que, dans un monde conquis par les découvertes scientifiques, il ne reste plus de place pour la poésie. C’est s’abuser étrangement sur le pouvoir même de la science. Dans aucun ordre de recherches, elle n’atteint le dernier mot ; elle recule le mystère, elle ne le supprime pas, et l’humanité restera jusqu’à sa dernière heure aussi ignorante du problème de ses origines et de sa destinée, en proie au même tourment de l’infini qui est la source de toute grande poésie. Sans dépasser même le cercle de la réalité immédiate, elle ne cessera de se heurter aux mêmes interrogatoires : « Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? » Et l’homme, qui n’est pas toute intelligence, continuera d’avoir mêmes besoins de sensibilité et d’imagination. Ne croyons pas davantage que le sentiment littéraire doive nécessairement reculer chaque fois que l’esprit scientifique fait un pas en avant, et ne mettons pas au compte de la science les fautes de l’utilitarisme et de l’industrialisme. Le danger, très grave à vrai dire, ne commencerait pour notre littérature que le jour où les jeunes gens cesseraient chez nous de recevoir une éducation littéraire, je veux dire une culture gréco-latine. Jusque-là, et à condition qu’elle s’exerce d’une façon très générale et de loin, l’influence de la science peut s’exercer utilement sur la littérature. La science peut servir de contrôle à l’imagination, elle peut faire contracter à l’écrivain de bonnes habitudes intellectuelles, rigueur, sévérité, modestie. C’est dire que le rôle de l’esprit scientifique devrait être, dans la littérature de demain, analogue à ce que fut, dans la littérature du XVIIe siècle, le rôle de la raison.


RENE DOUMIC.