faisait guère plus de 15 degrés de froid, j’allais retirer ma fourrure, mais mon hôte me dissuada de ce projet : « Il ne fait pas trop chaud ici, » dit-il modestement. Tout en causant, il m offrit, dans une grande soucoupe en bois doublée d’argent, la bouillie aigrelette et de couleur sale que les Bouriates consomment sous le nom de thé au lait. Bouddha Rabdanovitch Rabdanov est un fin compère : il sait fort bien le russe, mais sa conversation est prudente et mesurée ; on devine qu’il s’observe en diplomate. Il est aisé de voir qu’il s’est assimilé déjà plus d’une idée occidentale ; je ne sais par exemple si l’ironie lui est venue au contact des Russes : en tout cas, il la manie supérieurement. Quelques jours avant mon passage, au banquet où les ingénieurs fêtèrent la jonction des rails mandchouriens, il prit la parole au nom des indigènes présens. A l’envi, les orateurs russes avaient célébré les rails civilisateurs qui allaient porter dans ce pays inculte les lumières et le progrès. Lorsque son tour fut arrivé de porter son toast : « Oui, dit-il, la civilisation avance à grands pas dans ce pays ; oui, la civilisation s’épanouit avec le chemin de fer : tenez, je n’en veux qu’un exemple. Il y a trois ans, j’étais ici : or, partout on ne rencontrait que des Bouriates parlant bouriate, et des Mongols parlant mongol. Eh bien, maintenant, tout cela est bien changé : pas plus tard qu’hier, dans une rue de la ville, un charretier mongol m’a injurié en russe :... »
Une visite à la petite ville de Khaïlar m’a paru fort instructive. C’est près d’ici que, lors des troubles, le général Orlov a commencé à se signaler par des cruautés dont l’horreur est restée vivante dans le souvenir des Russes établis en ces parages. Khaïlar est entourée d’une muraille percée de deux portes symétriques aux extrémités d’une longue rue centrale : ces portes, surmontées d’abris grillés pour l’observation et la défense, sont à peu près ce qu’il y a de plus caractéristique dans la ville. Les maisons, les pauvres fanzas en frêle torchis, qu’habitaient quelques Mongols et quelques marchands chinois, sont d’une lamentable banalité qu’exagère encore l’état de délabrement où les a laissées la guerre. Les Russes s’y sont paisiblement installés, et les seuls Jaunes que l’on voie circuler dans la rue sont de pauvres hères qui servent de domestiques ou qui font des charrois. Il est juste de dire que, si d’aventure un fuyard revient, réclame sa maison et justifie de ses titres de propriété, on la lui rend, ou bien on la lui achète. Il semble toutefois que