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nous subissons, et quelques acheteurs se décident. Quand les Russes entrent en contact avec des peuples peu habitués au grand froid, ils sont toujours sûrs de leur faire adopter ce genre d’articles, surtout les bottes en feutre, les indispensables valenki. Mais les Chinois sont si pauvres que bien peu d’entre eux peuvent ici s’affubler de la défroque hivernale d’un moujik russe.

Sous le clair soleil et par le grand froid, c’est un incessant va et-vient entre la station, l’embryon de ville future et la vieille ville : partout circulent des piétons, des cavaliers, des fiacres même, « D’où es-tu donc ? » demandai-je à un cocher qui m’avait promené longuement. — « Je suis du gouvernement de Viatka », répondit le brave homme, avec ce bon sourire confiant qui distingue le Russe du Sibérien. Il est venu ainsi à travers toute l’Asie, ce paysan du nord russe, et le voilà installé sur la terre mandchoue, sans étonnement, sans haine pour l’indigène côtoyé, sans mépris pour les dépossédés. Il retrouve ici l’immense plaine aux hivers rudes : n’est-ce pas un des aspects de la Russie ? Pourquoi se plaindrait-il de ce pays où ses gains sont une dizaine de fois supérieurs à ceux qu’il a connus chez lui ? On comprend, à voir ces hommes, l’étonnante force d’expansion de la Russie.

Pas plus ici qu’à Mandjouria, on n’avait été avisé de mon passage. Tandis qu’un wagon m’attendait à cette dernière station, je ne trouvais ici qu’un officier de police qui eût reçu une dépêche à mon sujet, et, quand je me présentai dans un bureau pour m’informer, on commença par me demander mon passeport. J’avoue que cette défiance du début ne me déplut pas : elle ajouta du prix à l’accueil dont je fus l’objet dès que je me fis connaître. Aussi bien, que ce soit avec de la bière ou avec du Champagne, devait-on d’un bout à l’autre de la ligne, chez les gros ingénieurs comme chez les plus pauvres employés, me fêter avec tant de cordialité, que la réserve des premières heures m’a paru être un gage précieux de sincérité.

Je m’installai dans le wagon d’un très aimable fonctionnaire du chemin de fer, et je partis doucement pour la chaîne du Khîne-Ghâne. Cette fois, j’avais toutes mes aises : nous occupions, M. K... et moi. des chambres séparées l’une de l’autre par un réduit où couchait le domestique. Nous avions un samovar et de la vaisselle, et le dessous de ma banquette tenait lieu de glacière : que pouvions-nous désirer de plus ? C’est dans une série