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d’installations analogues que j’allais passer une cinquantaine de jours : j’y aurais passé six mois sans en souffrir.

Au matin, nous nous réveillons encore dans une grande steppe blanche de neige où les seuls êtres vivans aperçus sont des charretiers mongols. Le visage sale et bronzé, les sourcils et la barbe empêtrés de paquets de givre, emmitouflés dans de vagues houppelandes fourrées, ils conduisent de longues files de chariots à deux roues chargés de bois et traînés par de petits bœufs bossus à cornes droites, chez qui le joug, au lieu de porter sur la tête ou sur le poitrail, est maintenu par la bosse... Aux stations, on voit à peine quelques huttes.

Vers le soir, le paysage s’anime un peu : des rochers apparaissent, puis des eaux que l’on devine rapides sous leur croûte de glace encore imparfaitement soudée. Au bout d’une trentaine d’heures, le voisinage de la montagne se fait sentir : la voie monte tout droit vers le col situé à 1 050 mètres d’altitude, mais nous nous y trouvons subitement arrêtés avant que j’aie pu en examiner les approches.


La station Khîne-Ghâne, située au sommet du col, est provisoire : elle doit disparaître quand sera creusé le grand tunnel qui perce la montagne. On se trouve là en pleine nature sauvage et le coup d’œil est superbe. Au loin on n’aperçoit qu’un enchevêtrement de vallées et de monts arrondis, ensevelis sous la neige et couverts d’arbres gantés de givre. C’est une solitude glacée sous un ciel inondé de soleil ; mais, dans tous ces fonds aperçus ou devinés, la vie fiévreuse fume et s’agite. Une première excursion en traîneau m’amène au bas du versant méridional, là où, dans la commissure de deux montagnes, travaille et bruit une population d’ouvriers. C’est ici que se trouve le front d’attaque directe du tunnel : tous les services que nécessite ce grand ouvrage sont groupés au fond de la vallée. L’impression est puissante, quand, après deux jours de lent glissement à travers des steppes désolées, on se voit transporté subitement au milieu de cette ruche ouvrière. Des milliers de coolies chinois sont là, et des Mongols, et des Russes, et des Sibériens, et même jusqu’à des Italiens. Tous ces hommes, vêtus chacun à sa façon, se coudoient, sans hâte. Les Chinois se plaignent du froid très vif, et la plupart d’entre eux, ayant terminé leur besogne de terrassement, regagnent le sud de la province. En réalité, le