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froid, rendu plus sensible encore par le vent violent qui ne déserte guère ces hauteurs, est vraiment pénible : il semble à certaines heures qu’il transperce vos fourrures. Prendre des photographies dans ces conditions est une torture, car je ne puis songer à manier mon Kodak autrement qu’avec d’énormes moufles fourrées. Rentré tout tendu dans mon wagon, mon appareil se couvre instantanément de glaçons sur les parties métalliques.

La station Khîne-Ghâne a un buffet ; j’y ai déjeuné en observant le public. Nous avons eu un passage de train se dirigeant vers la Russie. Outre des ouvriers peu nombreux, il ne contenait que des officiers et des marchands. La chère n’est pas fameuse, mais il faut s’en contenter : on se rattrape sur l’eau-de-vie. Il n’y a qu’une salle : elle est petite, malpropre, faite de planches et, par suite, mal chauffée. J’y vois attablés quelques individus dont je ne saurais dire si ce sont des ouvriers ou des aventuriers, de ces individus spéciaux, inclassables, qu’on ne rencontre qu’aux pays neufs, là où les barrières sociales ne sont pas encore dressées, et où chacun ne vaut que par soi-même et pour soi-même. On n’aperçoit pas de femmes.

Le lendemain matin, je redescends dans la vallée, à pied cette fois, pour examiner le tunnel. Le soleil, après avoir fait toute rose la neige des hauteurs, est apparu, et illumine maintenant la vallée qui s’éveille. À cette heure matinale, il y a peu de monde sur les routes : quelques Russes et, surtout, des Mongols malpropres, vêtus de haillons graisseux, et coiffés de capes munies d’ingénieuses oreillettes fourrées. De pittoresques sentiers m’amènent au bas de la pente : les marchands chinois commencent à ouvrir leurs boutiques, où j’aperçois pêle-mêle les marchandises les plus variées, depuis des culottes bleues et des sandales à l’usage des Célestes, jusqu’à d’énormes corbeilles en nattes, qui contiennent du grain.

Bientôt, sous la conduite d’un ingénieur, je vais visiter le tunnel. Ce tunnel, qui doit mesurer près de trois kilomètres, est un des ouvrages les plus considérables du Transmandchourien. Aucune dépense n’est épargnée pour le mener rapidement à bonne fin, et l’ingénieur en chef, M. B..., est un des hommes les plus énergiques et les plus appréciés de la ligne. On a fait venir d’Amérique un grand nombre de perforatrices à air comprimé, et des Italiens, dont quelques-uns ont travaillé au Saint-Gothard,