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voie définitive. Pour diverses raisons que nous expliquerons plus loin, il s’agissait, coûte que coûte, d’atteindre le Pacifique dans le plus court délai. Or, dans ces solitudes, tout manquait, tout, le bois aussi bien que le fer et les vivres. Le blé, aussi bien que le moindre clou et la moindre traverse, devait être amené de centres situés à des centaines de kilomètres. Il y avait donc avantage à esquisser d’abord une voie ferrée capable de faire passer à vitesse modérée des trains de service. Cette ligne terminée, on n’aurait plus qu’à la consolider, quand on aurait le temps ; ou bien on pourrait construire à côté d’elle, à loisir et avec tout le soin nécessaire, la voie définitive. Ce mode de travail, outre qu’il assurait un achèvement rapide de la ligne, permettait en outre de rectifier certains tracés reconnus défectueux, par exemple à la suite des inondations. Bien loin de chicaner les ingénieurs sur leur voie provisoire, on doit, ce semble, les en féliciter, puisqu’elle leur a permis d’avancer vite. — Mais à quel prix ? — Ceci est une tout autre question...

Je venais de me coucher, lorsque la locomotive vint prendre mon wagon pour le joindre au train formé pour la descente : nous voilà partis en manœuvres. C’est une étrange sensation : je l’ai ressentie tant de fois, durant ce voyage, où, sauf deux nuits, je n’ai jamais couché ailleurs que dans un wagon, qu’elle m’est devenue familière et très douce. Vous étiez immobile dans votre frêle demeure de planches et de fer remisée sur une voie de garage : vous étiez occupé à causer ou à lire, vous rêviez ou vous dormiez, et voici que tout à coup, sans que rien vous prévienne, votre frêle abri ressent un grand choc. Puis, des grincemens se font entendre : c’est un homme d’équipe qui vous accroche à la locomotive. Puis le wagon se meut, en avant, en arrière, parfois tout doucement, parfois avec une vitesse qui semble folle, dans la nuit, et, la plupart du temps, sans qu’on puisse se rendre compte de la direction suivie. Plus loin, on vous accroche à d’autres wagons que vous entraînez à votre tour. Vous participez à toutes les formations et à toutes les répartitions de trains, et comme ces trains sont à la fois trains de voyageurs, de marchandises et de construction, je laisse à penser le nombre de manœuvres que vous subissez, et les contacts variés qui vous sont imposés. Ici, votre voisin est aussi un wagon spécial ; là. c’est une plate-forme ; plus loin, c’est un fourgon plein de Chinois. Vous roulez ainsi incessamment, éperdument, d’un bout à l’autre