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un brave chef de gare m’introduit dans un wagon de quatrième classe. J’ai beau me déclarer très satisfait, l’excellent homme est tout marri de n’avoir rien de mieux à m’offrir. Dans mon wagon, il y a cinq bancs, quatre petites fenêtres et un poêle. L’intérieur est extrêmement sale, et l’odeur qu’on y respire est infecte ; mais il fait au dehors — 25° C, et nul n’a cure d’ouvrir la fenêtre. Le public se compose d’abord d’un conducteur et de deux individus, ses amis, qui sont comme lui un peu « émus ; » plus près de moi, est assis un ouvrier proprement mis et coiffé d’un énorme bonnet de mouton blanc : il est franchement « éméché, » et m’offre tendrement de la vodka, que, sur mon refus, il partage avec ses deux autres voisins. Voici encore une femme avec un enfant, puis quatre moujiks russes, puis un Cosaque de mauvaise mine et pris de boisson, puis un chef de ligne, et enfin, trois individus dans lesquels je reconnais des Tchèques, et dont l’un m’apostrophe en allemand. Il m’apprend qu’ils ont ensemble quitté leur pays pour venir à Vladivostok faire du commerce et qu’ils se sont aventurés en pleine Mandchourie pour y venir acheter des oies.

Bientôt, un incident nous met tous en émoi. En dehors du wagon, sur une plate-forme qui nous précède, sont entassés des Chinois ; or, le conducteur vient m’annoncer que le soldat qui nous accompagne a jeté l’un d’eux de la plate-forme sur la voie. L’indignation est grande dans le wagon, et l’on décide que l’on portera plainte à la station prochaine. Cependant, en manière de protestation, mon voisin au bonnet blanc sort du wagon, et ramène au bout d’un instant un jeune Chinois, d’ailleurs assez proprement habillé d’une veste en velours gris à côtes, sur lequel sa natte fait par derrière un sillon graisseux. Tandis que le soldat, gêné par les regards hostiles de tout ce monde, s’accroupit dans le coin le plus éloigné et chauffe rageusement le poêle, mon voisin triomphant dorlote son Chinois : il lui offre de l’eau-de-vie que l’autre refuse naturellement, du pain, des provisions, et entame avec lui, dans le sabir russo-chinois qui se parle sur la ligne, une longue conversation. Le jeune Chinois se rend à Inkoo (New Chwang) pour se marier ; il conte aussi que des brigands Khoungouzes ont récemment ravagé son village. Il faut voir alors le Russe s’indigner ! On jurerait qu’il s’adresse à un compatriote. Le goûter fini, il charge son adroit protégé de lui rouler des cigarettes, après quoi, il le congédie amicalement.