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général, le jeune bourgeois rencontre, dans son monde, de préjugés contre sa vocation, autant le jeune ouvrier en trouve peu dans le sien. On sait ce que sont certains repas de corps, où se réunissent, au restaurant, certaines sociétés ouvrières. Les chansons les terminent invariablement, et chacun, au dessert, entonne son couplet. Ces sociétés sont les pépinières habituelles des cafés-concerts. Qu’un garçon-épicier ou un garçon-boucher y remporte un succès, qu’il ait la voix drôle ou chaude, et c’est un candidat au « bouibouis. » Il chante d’abord dans ces fêtes corporatives, s’y fait une réputation entre camarades, entrevoit bientôt la gloire d’un Ouvrard ou d’un Polin, jette son tablier, quitte l’état, et vous le retrouvez, huit jours plus tard, dans un concert de province ou de quartier, sous la houppelande et la perruque du queue-rouge. La chanson, qui est le goût de l’ouvrier, devient ainsi sa carrière, et d’autant plus facilement qu’elle n’exige aucune étude. Quant à l’artiste véritable, il n’entre au café chantant que par exception, lorsque le théâtre lui manque, et l’extraordinaire détraquement social où tout roule et se confond maintenant pousse au « beuglant, » d’autre part, toutes sortes d’autres recrues. L’enquête du Figaro Illustré signalait, il y a cinq ans, parmi les déclassés qui grimacent au fond de cette géhenne, un ancien professeur de mathématiques, cinq avocats, trois médecins, deux sous-préfets et un attaché d’ambassade. Au même Figaro, quelque temps après, des cochers viennois donnaient une séance où ils sifflaient des airs à variations en s’y accompagnant de claquemens de fouets, et on racontait, avec toute l’apparence de la vérité la plus stricte, qu’un prince de la famille impériale s’exhibait, à Vienne même, en compagnie de ces cochers, dans leur costume, et sifflant, claquant du fouet comme eux, dans les music-halls de la ville !

Le recrutement des chanteurs, en résumé, sauf dans les cas excentriques, s’opère donc surtout dans des conditions sommaires, et ce qu’il faut principalement en retenir, c’est que l’artiste de « beuglant » n’est pas, en réalité, un professionnel. Il vient de partout, s’improvise, passe en quelques heures de la salle à la scène, peut ainsi être légion, et le Théâtre-Concert contient sur cette légion chantante des aveux assez topiques. Il recommande quelques leçons de solfège « aux jeunes chanteurs en herbe, ignorans en musique, » et leur conseille « de ne pas faire, comme certaines artistes qui, dépitées d’entendre un coup