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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/259

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Or c’est une joie, au sortir de la charrette indienne, de monter dans cette voiture élégante et bien suspendue, une joie de partir au trot allongé de deux excellens chevaux. Sur le siège, un cocher à la livrée du Maharajah, longue robe, turban doré qui brille confusément dans l’obscurité ; sur les marchepieds, deux agiles coureurs, qui ont l’air d’avoir des ailes quand ils partent en avant, avec de terribles cris, pour faire ranger les attelages à zébus, toujours plus nombreux dans le chemin. Après tant de cahots, endurés dans une petite caisse fermée, c’est presque une ivresse d’aller si facilement et si vite, à ciel ouvert, sous les étoiles et sous la fuite incessante des grandes palmes. Nous fendons l’air délicieux de la nuit, en respirant tout le temps des parfums de fleurs, comme si notre course avait lieu à travers quelque interminable jardin de féerie.

Encore des musiques et la flamme rouge des torches. C’est un autre cortège nuptial qui se promène, malgré l’heure plus tardive et plus silencieuse. Le marié, cette fois, est à cheval, sa robe dorée traînant sur la croupe de sa bête, et il ressemble à un roi mage.

Vers une heure du matin, les palmes tout à coup cessent leur manège de grandes plumes noires s’enchevêtrant et fuyant au-dessus de nos têtes : il y a une coupée dans la futaie, nous arrivons dans une rue.

Et cette rue semble profondément dormir, à la lueur fraîche et cendrée qui, dans les régions tropicales, tombe des étoiles durant les nuits sans lune. Les maisons, qui dans le jour doivent être blanches, paraissent bleuâtres à cette heure. Au-dessus de leurs vérandahs, elles ont toutes un étage, avec des colonnettes compliquées et de minuscules fenêtres découpées en ogives, en trèfles, en festons, en dentelures. En bas, de chaque côté des portes closes, dans des niches de la muraille, brillent comme des vers luisans les petits lumignons de lampes qui veillent contre la visite des mauvais Esprits. Quantité de bêtes familières sont là, couchées et immobiles sur les marches, le plus près possible des logis humains, comme pour chercher aussi protection contre on ne sait quels maléfices indéfinis, des zébus, des moutons, des chèvres, qui ne s’éveillent point à notre passage. On n’entend d’autre bruit que celui de nos roues légères, sur la route sablée. Et tout cela, maisons, troupeaux endormis, immobilités spectrales des choses, baigne dans une indécise lumière