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bleue, comme au reflet de quelque feu de Bengale lointain.

Devant nous, voici une vaste enceinte, avec un portique monumental, surmonté de miradors à colonnes, et ouvert sur une avenue que des files de lanternes révèlent large et vide. Au-dessus de la muraille, on voit passer des palmiers, des toits de palais, et tout au fond, dans l’axe et dans le recul de cette avenue droite, montent les gigantesques tours des temples brahmaniques. Évidemment nous allons entrer, car ce doit être ceci, la capitale du Travancore, la ville du Maharajah, la vraie Trivandrum, et la rue bleuâtre peuplée de bêtes endormies n’en était qu’un faubourg...

J’ignorais que seuls les Indiens des hautes castes ont le droit d’habiter dans cette enceinte privilégiée de Brahma. Devant la grande porte que je pensais franchir, ma voiture brusquement tourne à droite, me replonge dans l’obscurité des arbres, m’emmène assez loin encore, par des routes, plutôt des allées de parc, pour m’arrêter au milieu d’un jardin, devant une belle demeure qui, hélas ! n’a plus guère la physionomie indienne.

Et c’est là qu’un appartement m’était destiné ; là que je devais recevoir, de la part du Maharajah, une très gracieuse hospitalité, mais dans un cadre européen qui me fit constamment l’effet d’une anomalie, d’une faute aimable, au cœur du vieil Hindoustan merveilleux.


III

23 décembre. — Vers la fin de cette première nuit passée à Trivandrum, un terrible tapage se fait sur mon toit : galopade suivie de bataille, où je crois reconnaître en demi-sommeil, — avec une vague inquiétude en songeant que mon logis est tout ouvert, — des bonds et des rauquemens de félins qui seraient d’assez grande taille. Cependant le calme nocturne, la sonorité des charpentes de bois avaient exagéré le bruit, et ce n’étaient que des chats-tigres du voisinage ; tout le jour ils dorment sur les arbres des jardins, et la nuit ils s’ébattent en chasse, envahissent effrontément le domaine des hommes.

L’extrême matin, à Trivandrum, est une heure d’indicible tristesse. On entend d’abord, tout au commencement, une grande clameur humaine qui s’élève avant jour, qui monte lamentable et farouche dans la première pâleur de l’aube ; d’où je suis, cela paraît un peu lointain, cela vient de là-bas, de l’enceinte sacrée