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poterie commune, avec des cailloux dedans, une sorte de jarre dont l’orifice large emboîte sa poitrine nue et bombée. Le son qu’il en tire, change suivant qu’il laisse sa jarre ouverte ou qu’il en bouche l’ouverture avec sa propre chair. Il en joue avec une rapidité de doigté prodigieuse ; le bruit est tantôt léger, tantôt profond, tantôt sec et dur. comme un crépitement de grêle, quand s’entendent les cailloux qui s’agitent au fond.

Quand le chant d’une des guitares s’élève de ce silence bruissant, c’est toujours un chant qui gémit, en portant le son d’une note à l’autre, un chant passionné qui monte à pleine voix et s’exaspère dans la douleur ; les tamtams alors, sans couvrir cette plainte vibrante, font un tumulte mystérieux, et tout cela exprime l’exaltation de la souffrance humaine d’une façon plus intensive encore que nos suprêmes musiques d’Occident...

— « Les éléphans sont arrivés ! » — Quelqu’un me jette cette phrase qui vient rompre l’enchantement d’écouter... Quels éléphans donc ?... Ah ! oui, je n’y pensais plus... J’avais formulé ce matin le désir d’en voir de caparaçonnés à l’indienne, avec palanquin sur le dos, et l’ordre avait été gracieusement donné d’en équiper pour moi dans les écuries du palais.

L’orchestre s’arrête, car je dois sortir pour les regarder. Et dès le seuil de la maison, subitement je me trouve en présence et aux pieds de trois énormes bêtes, qui m’attendaient là tout près de la porte, éclairées en plein par le soleil couchant. De face, comme elles se présentent, on ne distingue d’abord, sous leur costume, que l’ivoire menaçant des défenses, les trompes monstrueuses, d’un rose tigré de noir, et les oreilles tigrées de même, qui vont et viennent en continuel mouvement d’éventail. Longues robes vertes et rouges, palanquins à colonnes, colliers de sonnettes et têtières brodées d’or qui retombent sur les larges fronts. Trois bêtes superbes, de 70 ans, dans toute la force de l’âge, — et si dociles, si douces ; leur petit œil intelligent fixé sur moi, elles s’agenouillent avec lenteur, pour me permettre de monter si bon me semble.

Quand je retourne à la musique des bruissemens de mouches et des tambourinemens d’ailes, le crépuscule propice est entré dans la salle.

Chacune des guitares à son tour, après des intervalles d’harmonies aphones, chante son solo désespéré, celle que l’on tourmente de l’archet ou de la main, celle que l’on frappe d’une