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rare, qui est la sienne, me révèle un peu de son âme, mieux sans doute que nos courts entretiens corrects, gênés de cérémonial et de mots étrangers.


V

20 décembre. — Trois mille brahmes sont en ce moment les hôtes du Maharajah et habitent l’enclos réservé, encombrent les saintes piscines. Ils sont venus des pays d’alentour, des forêts où ils vivent de fruits et de graines, suprêmement dédaigneux des choses de ce monde, nuit et jour absorbés dans leur rêve mystique. Ils se sont assemblés pour une solennité religieuse, qui dure cinquante jours et se renouvelle tous les six ans. Ils font de longues prières expiatoires, pour du sang qui a été versé jadis, sur le sol d’une contrée proche, pendant une guerre de conquête. De cela, il y a des années sans nombre, mais c’est égal, ce sang exige encore de grands cris de supplication, exige des musiques religieuses et le beuglement continu de ces conques sacrées qui sont inscrites sur les armes de Trivandrum. Les idoles de Pandavas, hautes de trente pieds, aux têtes nimbées de rayons, aux figures d’épouvante, aux yeux féroces abaissés vers les hommes, ont été pour la circonstance tirées de l’ombre des sanctuaires secrets ; à grand effort de muscles et de câbles tendus, on les a roulées dehors, à l’air libre, au soleil, dans les cours du temple, pour être vues, et pour inspirer l’effroi aux simples — pendant que les initiés implorent du fond de l’âme le grand Brahma invisible et ineffable. En ces jours, toute une vie de rites millénaires, de supplications ardentes, de terreurs ou d’extases, palpite intensément derrière les murs de l’enceinte brahmanique. J’en entends la rumeur éloignée, qui m’obsède et m’attire ; mais j’en suis exclu absolument, sans que la bonne grâce du Maharajah y puisse rien, ni aucune autre influence humaine.

En même temps, dans tout l’immense bois de palmiers qui recouvre la ville, la fête des initiés a sa répercussion chez les croyans des moyennes et basses castes, exclus comme moi de la communion des brahmes. Là aussi partout, dès que l’aube commence de blanchir, ou dès que le soleil se couche, on se lamente et on supplie.

On supplie dans tous les cimetières, au pied de tous les arbres sacrés sous lesquels des guerriers ont été ensevelis. Dans tous