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habitées uniquement par des Indiens de haute caste. Et l’extrême matin est précisément l’heure charmante où les ménagères aux longs yeux font la toilette du sol, chacune devant sa demeure. Sur la terre ronge, bien battue et bien balayée, elles tracent avec de la poudre blanche de prodigieux dessins éphémères, que le moindre vent emportera, ou les pieds des passans, ou les pattes des chèvres, des chiens et des corbeaux. Elles font cela très vite, très vite, en s’aidant, pour se repérer, d’invisibles marques qu’elles ont placées d’avance ; gracieusement penchées, elles se hâtent de promener par terre l’espèce de petit sablier où leur poudre est contenue, et d’où s’échappe une traînée blanche, comme un ruban sans fin. Rosaces compliquées, figures géométriques naissent à miracle sous leurs doigts, et souvent, quand c’est achevé, elles plantent çà et là une fleur d’hibiscus, à chaque principal entrecroisement de leurs réseaux de lignes, ou bien un œillet d’Inde, un souci jaune d’or. Et la petite rue, ainsi parée d’un bout à l’autre, semble pour une heure recouverte d’un tapis capricieux.

Tout ce quartier a du reste un caractère d’antique élégance, de paix honnête et de naïve dignité.

Devant le portail du jardin de la Maharanie, toujours les mêmes corrects soldats à turban rouge, qui rendent les honneurs, qui présentent les armes, au son de leurs tambours et de leurs fifres. Et sur le perron descend le prince-époux, dont l’accueil est d’une courtoisie parfaitement distinguée ; comme le Maharajah, il a eu le bon goût de rester Indien, avec sa robe de velours vert, son turban de soie blanche, l’éclat de ses diamans, — ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs d’être un lettré et un érudit.

La Maharanie reçoit dans un salon du premier étage, qui est, hélas ! garni de meubles européens, mais où elle-même, en son costume national, semble une attachante personnification de l’Inde. Elle a le profil droit, les traits purs, les grands yeux magnifiques, toute la beauté de sa race. Suivant la tradition des Nayer, ses cheveux de jais noir sont d’abord disposés en bandeaux plats, puis réunis en une sorte de petite toque bien lisse qui retombe en avant et jette de l’ombre sur son front. Le lobe de chacune de ses oreilles, distendu à l’excès, supporte une énorme boucle de diamans et de rubis. Son corsage de velours laisse nus ses bras cerclés de pierres précieuses, et une pièce de soie lamée d’or, aux dessins exquis, la drape comme une statue.