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Dans une voiture du Maharajah, dont la livrée me servait de sauf-conduit, il m’a fallu d’abord traverser toute la ville murée, passer dans les petites rues paisibles que bordent les maisonnettes des brahmes, passer devant les murailles rougeâtres des palais et des jardins, et longer l’enceinte du grand temple, dont je ne m’étais jamais tant approché.

Et bientôt, la ville franchie, je me suis trouvé dans une solitude de sable, parmi des dunes où traînaient les lueurs frisantes d’un énorme soleil couleur de sang, près de s’abîmer à l’horizon. Quelques rares palmiers, échevelés et meurtris, s’inclinaient çà et là dans le même sens, ayant cédé, comme font les arbres de nos côtes, à l’effort continu du souffle marin. Tout ce sable amoncelé depuis les siècles des siècles, tout ce prodigieux émiettement de pierres, de madrépores, de coquilles, toute cette pulvérisation de myriades d’existences, étaient comme pour annoncer le terrible voisinage. Et puis, la grande voix éternelle a commencé de se faire entendre. Et tout à coup, à un détour du chemin dans ces dunes, l’infini mouvant m’est apparu.

En d’autres régions du monde, il semble que la vie des hommes se porte instinctivement vers la mer. Ils construisent leurs demeures tout au bord, leurs villes le plus près possible de ses eaux, jaloux qu’ils sont des moindres baies pour leurs navires, même des moindres coms de plage.

Ici au contraire, on s’en écarte comme du vide et de la mort. Ici la mer n’est que l’infranchissable abîme, qui ne sert à rien et qui fait peur. La mer est à peu près inaccessible et on ne s’y aventure pas. Devant la ligne sans fin des brisans, sur la ligne sans fin des sables, je ne vois guère d’autre trace humaine qu’un vieux temple de granit, rude et trapu, aux colonnes frustes, à demi rongées par les embruns et par le sel ; il est là comme pour conjurer et apaiser ce néant dévorateur, qui emprisonne le Travancore et qui, assez calme ce soir, va dans quelque temps, dès que le mousson d’été commencera, devenir furieux pendant toute une saison.


VII

Vendredi 29 décembre. — De toutes les choses gracieuses que le Dewan, d’après les instructions de S. A. le Maharajah, voulut bien imaginer pour moi, une des plus particulières et inoubliables