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Mes bateliers, comme hier, ont entonné le chœur à bouche fermée qui sied, paraît-il, aux heures calmes, où l’on peut pagayer plus nonchalamment, grâce à la brise qui vous pousse ; ils chantent de même, les pêcheurs, sur les autres barques, et on ne dirait guère des voix humaines, mais plutôt des carillons de cloches d’église, arrivant de loin et de partout, sur la surface de l’eau sonore...

Myriades d’êtres simples et confians qui m’entourent, et qui, sur cette « Terre de charité, » rêvent ensemble de résurrection, à l’ombre de leurs palmiers verts ! Chrétiens, brahmes ou Israélites, accrochés à d’antiques formules si diverses, mais toutes vénérables, derrière lesquelles un peu de la même vérité se cache... Quand je songe qu’un puéril espoir m’était venu, d’en découvrir quelques parcelles, de l’insaisissable vérité, au fond de ce brahmanisme gardé si farouchement :... Mais non ; ici, comme partout, j’aurai été le perpétuel étranger, le perpétuel errant qui ne sait qu’amuser ses yeux aux aspects des êtres et des choses. Et d’ailleurs c’est fini, je m’en vais ; on m’emmène bercé de chansons, dans une barque très jolie, — or, cela aussi m’amuse, reste dans le plan de ma destinée, et sans doute doit me suffire ? ..

Les rideaux de forêt, tout autour de l’horizon, forment des bandes d’un bleu de plus en plus sombre, d’un bleu passant au noir du côté du couchant, et çà et là, au-dessus de leur ligne monotone, un palmier plus immense que les autres se dessine en silhouette isolée. Avant les étoiles, la planète Vénus vient de s’allumer dans cet or rose qui commence à mourir. Et à ses côtés paraît aussi la lune nouvelle, mais une lune comme on ne la voit vraiment que par des temps d’exception, dans l’air limpide des pays chauds ; un mince filet lumineux trace à peine son croissant, et cependant on la distingue tout entière avec une netteté rare ; on sent qu’elle est éclairée par derrière, on perçoit très bien qu’elle n’est pas un simple disque, mais une boule que rien ne soutient dans le vide diaphane. Et cela inquiète un peu ce qui, malgré les données acquises, reste en nous de notions naturelles sur l’équilibre et la pesanteur.

Cependant l’obscurité est venue ; les pêcheurs ont allumé leurs feux pour appeler les poissons. Les chansons se taisent et tout paraît s’endormir, — excepté les muscles automatiques de mes quatorze rameurs qui, jusqu’au matin, vont continuer de m’entrainer vers le Nord.