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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/469

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— Un pays de ruine et de mort ! — se dit Luc. Il se hâta de rentrer au presbytère. Le vieillard lisait un journal.

— Ai-je quelque chose à faire, monsieur ? demanda Luc.

— Oh ! certainement, certainement ! Vous pourriez d’abord aller voir un peu, à l’écurie, ce que devient la petite jument. Cet animal de Patrick économise vraiment trop la graisse de coudes[1], je vous le garantis ! Voyez si la mangeoire est remplie, et si l’on a changé le foin ! Et puis, l’après-midi, vous pourrez aller jusqu’à l’école de Dorrha. Je me demande si le nouveau maître ne néglige pas tout à fait de s’occuper des élèves !

— Et à quelle heure est le luncheon ? demanda Luc.

— Le quoi ? fit le vieux curé, étonné.

— Le luncheon, monsieur ! A quelle heure le sert-on ?

— Oh ! nous ne connaissons pas cela, ici, jeune homme ! Vous aurez votre dîner à trois heures, et du thé à huit heures, si vous voulez ! Moi, jamais je ne prends de thé ! Et voilà tout !

— Fort bien, monsieur ! — répondit Luc, en rougissant. — Je ne savais pas ! Je voulais seulement être fixé, de façon à ne pas arriver en retard !

— Oh ! voilà qui ne doit pas vous inquiéter beaucoup ! reprit le vieillard. S’il y a quelque chose qui ne manque pas, dans ce pays ci, c’est le temps, le temps et l’eau !

Luc sortit de nouveau, et regarda autour de lui. Le lieu lui parut encore plus sinistre. Le mur qui entourait le presbytère s’était écroulé en plusieurs endroits : les pierres, vertes de mousse, gisaient en désordre. Quelques buissons d’aubépine, couverts de baies rouges, surgissaient dans un coin. La cour était encombrée de paille sale : des oies, des poules, des dindons s’y promenaient, picorant des grains de rencontre, et, souvent, se querellaient ; la jument frappait des pieds, dans l’écurie. De Patrick, nulle trace. Enfin Luc l’aperçut, il s’était couché tout de son long près d’une haie, indifférent aux feuilles piquantes qui lui entraient dans les cheveux, et, là à son aise, il fumait une courte pipe d’argile. Il ne vit pas approcher le vicaire. Il devait être plongé dans une rêverie, et, sans doute, charmante ; car, par instans, il ôtait sa pipe de sa bouche et faisait entendre un petit ricanement. Après quoi il reprenait sa pipe, avec la placidité d’un vieux philosophe. C’était pitié de le déranger ; mais Luc fut inexorable. Il avait une mission : à savoir, de corriger le caractère irlandais de sa pittoresque, mais fâcheuse, irrégularité. Peut-être ne se l’avouait-il pas expressément ; mais au fond du cœur il avait la conviction que le salut de l’Irlande était lié à l’introduction, dans l’âme irlandaise, des habitudes anglaises, des idées anglaises, de l’ordre, de la ponctualité, de la prévoyance, de l’activité. Et de cette nouvelle mission c’était lui qui serait l’apôtre ! Aussi n’hésita t-il pas à interrompre le rêve du valet d’écurie ; il le fit si brusquement que la pipe tomba des lèvres de Patrick, et se cassa en morceaux.

— Vous n’avez rien à faire, je suppose, ce matin ?

— Pardon, j’ai quelque chose à faire, votre révérence ! répondit Patrick, sans mettre trop de hâte à se relever.

  1. Economiser la graisse de coudes est une locution populaire irlandaise signifiant : ne rien faire.