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contesté ; et cependant nous restons responsables de tout ! Qu’un désastre maritime survienne, et c’est à nous, — les comparses se dérobant, — c’est à nous seuls que le pays en demandera compte !…

6 janvier. — Notre carène est peinte de frais, luisante, superbe. Cette teinte gris bleuté est fort plaisante à l’œil. On vient de fermer tous les trous, toutes les prises d’eau : la nef est close, bien radoubée et estoupée, disaient nos pères, qui furent beaucoup plus marins qu’on ne le croit. Il n’y a plus qu’à ouvrir les grandes vannes de la porte du bassin et faire rentrer l’eau… Oh ! les belles cascades mugissantes qui s’écrasent sur les dalles de granit avec des bouillonnemens de neige et des rejaillissemens d’écume irisée ! Du fond du bassin monte lentement une poussière humide, une vapeur fraîche, translucide, sentant la mer, et qu’il fait bon aspirer du couronnement du Fontenoy. Laissons monter le flot : dans deux heures, l’immense cuve pleine, le bateau flottera et s’élèvera, plein de force et de vie, au-dessus des parois de sa prison.

Cet après-midi nous reprenons notre première place dans le bassin Charles X.

9 janvier. — Le soir, vers 5 heures, détente générale… Les ouvriers, guignant de l’œil le « surveillant technique, » ont fermé leurs boîtes à outils ; ils vont se laver à la fontaine et puis, par groupes, rejoignent le vestiaire. À bord, les permissionnaires, en belle tenue d’hiver, caban compris, se rangent sur le pont à l’appel du capitaine d’armes. Eh ! eh ! Ils sont déjà moins nombreux… Les fonds sont en baisse : Noël, le Premier de l’an, tout ça coûte cher, voyez-vous. Les gens des bateaux en réserve qui nous entourent apparaissent un à un sur leurs plages. Le travail est fini partout : on s’étire, on bâille, on cause…

Il fait beau, ce soir : le vent est tombé ; le ciel s’est adouci. Le voilà tout pommelé, d’un gris rougeâtre, traversé par les flocons gris tendre de la vapeur qui s’échappe du tuyau du Requin, rayé par les fines gaules de la mâture de la Nièvre. La longue façade de la Majorité, du « groupe flotte, » de la direction du port s’enlève en noir sur le couchant lumineux.

Tout s’apaise, s’amortit, s’éteint ; une lourde buée tombe, engluant les pavés. Çà et là, dans le gris assombri, s’allument quelques points jaunes. Celui-ci, tenez, c’est la lampe de l’amiral, du major général qui travaille encore tandis que l’on s’en va.