L’intelligence de Frédéric, comme celle de ses ancêtres, est réaliste d’instinct ; son domaine, ce sont les faits et les intérêts, les faits désirés avec les faits réalisés ; la raison n’y règne qu’à côté de l’expérience et de l’observation : faits et idées y sont inséparables.
Frédéric pense concret. L’idée lui vient à l’esprit en image, sous forme de représentation de choses réelles. Il a l’imagination positive, visuelle en quelque sorte, et, comme Napoléon, l’esprit topographique très développé, la mémoire étonnamment précise des lieux une fois vus. En revanche, il a horreur de l’abstraction : dès qu’il lui faut sortir du domaine des faits, il devient sceptique. « Notre raison, » dit-il, « n’agit que sur les choses où l’expérience nous éclaire ; lui proposer des matières abstraites, c’est l’égarer dans un labyrinthe dont elle ne trouvera jamais l’issue. » Il méprise donc la métaphysique, « un ballon gonflé de vent, » et le plus grand profit qu’il se promet de cet Extrait philosophique qu’il tire du Dictionnaire de Bayle, c’est de détourner son esprit comme celui de ses contemporains de la recherche des vérités transcendantes. Quant aux sciences abstraites par excellence, aux mathématiques, dont il avoue qu’il « n’entend pas la langue, » elles lui apparaissent comme « un pur luxe de l’esprit : » la géométrie (c’est le nom qu’il donne à l’ensemble des sciences exactes) « n’est point faite pour le commerce des hommes, je l’abandonne à quelque rêve-creux d’Anglais ; qu’il gouverne le ciel comme il lui plaira, je m’en tiens à la planète que j’habite. »
Son style se ressent naturellement de cette horreur de l’abstraction : il est vivant, plastique, plein de relief et de précision, fait pour parler aux yeux. Frédéric écrit en français presque toujours, et, soit dit en passant, d’une fine écriture nerveuse, si élégante et si soignée qu’on pourrait la croire sortie d’une main féminine : une écriture à dérouter les graphologues. Il a le mot juste et jamais vague, la phrase nette, mais dense ; on sent que la « crème fouettée » lui répugne. Il a surtout l’instinct de l’expression saillante, mordante, qui matérialise l’idée, qui t’ait voir la réalité parce qu’elle en émane, parce qu’elle est elle-même objective et concrète. Sans doute, la langue est oratoire par le rythme et l’ampleur de la période, et les passages les plus insignifians, lus à haute voix, prennent une tournure éloquente et soutenue où se reconnaît l’influence classique. Mais l’une des caractéristiques du discours classique est, dit-on, de ne se