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composer que d’ « expressions générales » ; or, celles-ci, chez Frédéric, sont restreintes à leur minimum, et, au contraire, si bas ou si familier que soit le mot, pourvu qu’il soit juste et concret, il est bon. Aussi nul style n’est-il plus expressif que celui-là, plus plein de cette qualité qui manquait le plus aux contemporains, la couleur, et de ce style on peut dire, comme de l’esprit même de Frédéric, que, s’il est classique dans la forme, au fond il est réaliste.

De ce réalisme intellectuel, voici une première conséquence : un certain défaut d’esprit psychologique, qui fait que Frédéric juge et comprend souvent mal l’âme du prochain. Très puissant dans le domaine des faits physiques et visibles, on dirait que son instrument mental n’est plus, hors de ce domaine, aussi précis, aussi sûr que d’ordinaire. Ce n’est pas, on l’entend bien, que Frédéric méconnaisse jamais l’importance des phénomènes de l’ordre moral, mais on dirait que, devant cet élément nouveau, passions, préjugés, sentimens, ses regards trop positifs se troublent parfois et restent comme désorientés. Ce n’est pas non plus qu’il manque de prétentions dans cet art difficile, mais précieux aux politiques, la connaissance des hommes dans les affaires, mais ses familiers expriment souvent des doutes sur ses talens de psychologue. Catt, son lecteur, observe plusieurs fois que le roi juge les gens « non pas comme ils sont dans la réalité, mais comme il se les est mis dans la tête pour leur caractère et leurs talens. » « Personne, » dit-il, « n’a cru mieux connaître les hommes et n’en a été plus souvent trompé. » Et c’est d’autant plus grave, ajoute le marquis d’Argens, que, « quand notre philosophe se fiche une idée de quelqu’un, bonne ou mauvaise, elle ne sort pas aisément ; ce qu’il décide est décidé, et sans appel. » Même sentiment chez Eichel, le secrétaire de cabinet, entre autres au sujet d’un certain lieutenant Haudé, que le roi avait envoyé en mission à Constantinople sous un faux nom, pendant la guerre de Sept ans, afin de presser la Porte de déclarer la guerre à Marie-Thérèse ; l’homme était manifestement au-dessous de sa tâche, mais le roi n’en veut pas convenir, et l’idée qu’il se fait de son négociateur varie à chaque courrier, remarque le vieil Eichel, suivant l’idée qu’il se fait de la négociation. Autre exemple : il aime bien Valory, qu’il a eu dix ans à Berlin comme ministre de France ; or, il se trompe fort sur son compte lorsqu’il en fait « une bête » que l’on mène à peu près comme on veut. A l’inverse, on le voit s’enthousiasmer parfois