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sens le plus élevé du mot, — « l’amour-propre. » Tel est selon lui « le ressort des grandes actions, » « le nerf de l’âme, et le principe de tout ce qui se fait d’utile dans le monde. »

Rien de plus légitime, après tout, chez un Frédéric le Grand que ce sens impérieux de son génie, dont il y aurait quelque banalité sans doute à faire état dans la psychologie frédéricienne, s’il n’avait subi dans l’origine certaines influences qu’il importe de faire ressortir et qui lui ont communiqué par la suite une forme un peu spéciale.

Physiques et morales, on sait quelles épreuves avaient été réservées au grand Frédéric avant son avènement, pendant cette jeunesse si orageuse d’abord, puis si studieuse ; on sait comment il a souffert, souvent injustement, et comment, déjà conscient de son génie, il a été humilié par un père dont il redoutait l’humeur, les menaces, les duretés, mais à qui surtout il en voulait pour la vaine faiblesse avec laquelle il menait la politique extérieure de l’État, de cette Prusse qu’alors déjà Frédéric regardait comme sienne, dont l’honneur était le sien, et que l’Europe cependant ne cessait de duper, d’outrager à plaisir. Le roi de Prusse ! disait-on, on peut l’insulter impunément, il charge toujours et jamais il ne tire !… Le nom de Prussien passait pour une flétrissure, et le roi le souffrait ! — De ces souffrances personnelles, comme de ces humiliations politiques dont le grand Frédéric devait plus tard consigner le souvenir dans son Histoire de mon temps, celui qui était alors le prince royal de Prusse, l’âme ulcérée, jura de se venger. Or, le 1er juin 1740, le prince royal est roi, et six mois après, par un coup d’audace et de fortune, il a fait éclater aux yeux de l’Europe entière son génie inconnu, sa force méconnue ; de toutes parts on le recherche, on le flatte, on le craint, et, en moins de deux ans, ses conquêtes assurées par une paix profitable, sans une faiblesse et sans un revers, il a établi la Prusse grande puissance et légitimé « l’intrus » par la gloire. Sa revanche, dès lors, est dans sa main, il va venger à la fois son orgueil et l’honneur de l’Etat. Il a souffert ? Il va faire souffrir. Il a été humilié ? Maintenant il va humilier. Cet arriéré de compte qu’il tient en réserve vis-à-vis de l’Europe et de l’humanité, il va le régler. Il y a en lui de l’homme qui, éprouvé dans sa jeunesse, a subi l’outrage et la dureté du monde, et qui, un jour, de vaincu devenu vainqueur, prend sa revanche de la vie, avec une âpre joie, et fait enfin payer à autrui le prix de