Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/642

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

héréditaire a toujours plus ou moins retenu dans l’expression de ses paradoxes, est resté fort en deçà des Diderot et des Helvétius, il n’en partage pas moins leurs principes et leur commune erreur. Entre tant de témoignages qu’on en pourrait produire, bornons-nous à cet endroit de la Nouvelle Héloïse : « Tout concourt au bien commun dans le système universel ; tout homme a sa place assignée dans le meilleur ordre de choses ; il s’agit de trouver cette place et de ne pas pervertir cet ordre. » On ne saurait dire, je pense, plus clairement que « la question morale est une question sociale ; » et en effet, en ce même endroit, c’est encore ce que Rousseau nous dit quand il écrit : « Il n’y a point de scélérat dont les penchans mieux dirigés n’eussent produit de grandes vertus. »

Ces citations peuvent suffire. Qui voudrait y en ajouter d’autres, il n’aurait qu’à puiser dans les écrits de Morelly, de d’Holbach, de Mably, de Condorcet. Si différens qu’ils soient d’origine et de mœurs, grands seigneurs de lettres, comme Voltaire, plébéiens ombrageux et malades, comme Rousseau, laborieux et patiens ouvriers de leur monument inachevé, comme l’auteur de l’Esprit des Lois, ou improvisateurs désordonnés, à la manière de Diderot, nos philosophes du XVIIIe siècle sont tous tombés d’accord de ce point que, « si les lois sont bonnes, les mœurs seront bonnes, et elles seront mauvaises, si les lois sont mauvaises. » Divisés en tout le reste, et non seulement divisés, mais ennemis, ne se souciant guère les uns des autres que pour se contredire, Voltaire contre Montesquieu, Rousseau contre Voltaire, Diderot contre Rousseau, déistes contre athées, optimistes contre pessimistes, « économistes » contre « philosophes, » ils croient tous, ils sont tous convaincus que ce ne sont pas les mœurs qui font et qui défont les lois, mais au contraire les lois qui sont les ouvrières de la réformation ou de la formation des mœurs. Quid leges sine moribus ? disait-on autrefois. Eux, viennent précisément enseigner que « la morale n’est qu’une science frivole, si l’on ne la confond avec la politique et la législation. » Là est le mot d’ordre qu’ils acceptent tous, et là le principe de leur action commune. Interrogez-les sur la bonté de la nature ou sur le pouvoir de l’éducation, sur la religion, sur le gouvernement, sur la monarchie, sur la république, ils se contrediront entre eux et au besoin avec eux-mêmes, comme aussi bien ne voyant pas très clair ni très loin dans leur propre pensée.