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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/641

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I

Si l’erreur du XVIIIe siècle, traduite ou transposée dans la langue de nos jours, consiste essentiellement à croire que « la question morale est une question sociale, » une des premières expressions très nettes que j’en trouve est celle qu’en a donnée Vauvenargues, en 1746, dans son Introduction à la connaissance de l’esprit humain. « Afin, dit-il, qu’une chose soit regardée comme un bien par toute la société, il faut qu’elle tende à l’avantage de toute la société, et afin qu’on la regarde comme un mal, il faut qu’elle tende à sa ruine ; » et nous le lui accordons volontiers. Mais il ajoute : « Voilà le grand caractère du bien et du mal moral ! » et j’estime pour ma part qu’il n’y a rien de plus faux, mais, en attendant de le mieux faire voir tout à l’heure, je me contente ici de dire que rien n’était plus contraire à tout ce qu’on avait enseigné jusqu’alors. La même idée se précise dans le livre d’Helvétius. « Le bon, l’innocent Helvétius, » comme l’appelle quelque part Voltaire, n’est sans doute qu’un philosophe de boudoir ou d’alcôve, que le succès scandaleux de son livre, en 1758, a lui-même étonné. Il ne croyait pas avoir dit tant de choses ! ni surtout d’aussi fortes ! et de portée si lointaine ! Il les a pourtant dites, innocemment ou non, et l’effet du livre de l’Esprit a été considérable. « Les vices d’un peuple sont toujours cachés au fond de sa législation… On ne peut se flatter de faire aucun changement dans les idées d’un peuple qu’après en avoir fait dans sa législation, et c’est par la réforme des lois qu’il faut commencer la réforme des mœurs… C’est uniquement par de bonnes lois qu’on peut former des hommes vertueux… » Toutes ces maximes révolutionnaires, jetées par Helvétius dans la circulation, sont devenues presque banales, et, en vérité, je crains ici que plus d’un lecteur ne soit tenté de les trouver inoffensives. On verra plus loin quel en est le danger, quand on verra quelques-unes des conséquences qu’Helvétius en a tirées. Diderot, dans son Supplément au voyage de Bougainville, — qui est le plus déshabillé de ses écrits posthumes, — n’en a pas tiré de moins surprenantes, ni de moins monstrueuses. Aussi bien avait-il collaboré au livre de l’Esprit. Il est également pour quelque chose dans le Discours sur l’Origine de l’Inégalité. Et, après cela, si Jean-Jacques Rousseau, qu’un fond de calvinisme