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qu’on la réduise, comme Voltaire, à une sorte de « dressage. » ou qu’on la conçoive d’une façon, je ne dirai pas plus libérale et plus large, mais seulement plus humaine ou plus respectueuse de notre commune dignité, il est énorme. L’exemple n’est pas plus contagieux, l’autorité n’est pas plus agissante : ou plutôt, qu’est-ce que l’éducation, sinon précisément l’heureuse combinaison de l’exemple et de l’autorité ? Cependant, et si grand que soit le pouvoir de l’éducation, il n’est pas illimité. On ne peut pas raisonnablement soutenir, avec Helvétius, ni même sincèrement « que tout bomme médiocre, s’il eût été plus favorisé de la fortune…, eût été lui-même semblable aux grands hommes dont il est forcé d’admirer le génie. » Les circonstances n’ont pas tant d’empire ! Le contraire serait même plus vrai, comme étant plus fréquent dans l’histoire, et, par exemple, l’éducation de Rousseau, faite sur les grands chemins ou dans les antichambres, au hasard de la rencontre, ne l’a pas empêché de s’élever fort au-dessus d’Helvétius. Mais où ce fermier général achève de passer tout à fait la mesure, c’est quand il dénonce, dans la fausse persuasion que « le génie et la vertu sont de purs dons de la nature, » le principal obstacle qui « s’oppose aux progrès de la science de l’éducation. »

Et d’où vient ici son erreur ? Du désir, qu’il ne cache pas, d’étonner ou, au besoin, de scandaliser l’opinion, mais encore et surtout de ce qu’il ne voit dans l’homme, et de ce qu’il n’y veut voir, uniquement, que la créature de la société. « L’homme de génie, dira-t-il ailleurs, n’est que le produit des circonstances dans lesquelles il s’est trouvé. » Et, de peur qu’on ne se méprenne sur ce qu’il entend par « les circonstances, » il ajoute : « C’est dans cette vue qu’examinant ce que pouvaient sur nous la nature et l’éducation, je me suis aperçu que l’éducation nous faisait ce que nous sommes. » La conséquence est évidente ! Si nous perfectionnons l’éducation, ce ne sera pas seulement la société, c’est l’homme même, c’est l’espèce, que nous perfectionnerons. La question pédagogique devient à son tour une question sociale. La diffusion des lumières, de la vertu, du bonheur n’est plus qu’une allaire de programmes. C’est à la société qu’il appartient, comme y étant sans doute la première intéressée, d’établir ces programmes. Ils seront tyranniques, mais ils seront « moraux, » l’utilité sociale étant « le grand caractère du bien et de mal moral. » Et, grâce à cette erreur, c’est ainsi que