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la juste préoccupation du problème de l’éducation se changera en un souci de gouvernement, dont l’objet, quelle que soit la forme de ce gouvernement, sera toujours d’imposer et de maintenir son principe. Tout le pouvoir de l’éducation ne servira qu’à en fausser l’esprit, lequel est essentiellement de former, non des citoyens, mais des hommes. Le vice même, s’il est décrété, comme l’alcoolisme ou comme la prostitution, d’utilité publique, deviendra « moral » en devenant « légal ; » ou encore, d’une manière à la fois plus générale et plus moderne, on « moralisera » l’éducation en la « socialisant. » La modernité de cette formule aidera sans doute le lecteur à mesurer l’influence qu’exerce encore parmi nous la pensée d’Helvétius, et la gravité de l’erreur qui vicie ce que, d’ailleurs, on trouvera chemin faisant, d’observations justes et vraies dans le livre de l’Esprit, — et même sur l’article de l’éducation.

La même erreur ne vicie pas moins profondément les opinions de Diderot et de Rousseau sur « la bonté de la nature. » Car, après tout, de savoir, dans l’état de nos civilisations avancées, si l’homme de la nature est né bon ou méchant, c’est une question presque métaphysique ; et, pour nous en convaincre, il suffit de remarquer que le citoyen de Genève lui-même, après avoir sans doute travaillé plus que personne à répandre cette idée de la bonté de la nature, n’en a pourtant tiré, dans son Contrat social ou dans ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne, aucune application pratique. Je la crois fausse, pour ma part, et, de fait, tout ce que nous savons des sauvages, du Canaque ou du nègre, comme aussi presque tout ce que nous voyons de l’enfant, la dément. Livrée à elle-même, je veux dire abandonnée à l’impulsion de ses instincts, la nature humaine n’est pas bonne, homo homini lupus ; et je ne puis concevoir la morale que comme la subordination de cette nature à quelque chose qui la dépasse, qui la règle, et qui la juge. Que ce soit la conséquence d’une faute originelle, dont nous continuons de porter le poids, ou que ce soit un reste et comme une trace en nous de notre origine animale, il n’importe ! et aucun de nos instincts n’est « moralement » ni même peut-être « socialement » pur. La langue usuelle le dit très bien : c’est nous « abandonner » nous-mêmes, c’est trahir en nous la cause de l’humanité, que de les suivre ; et je ne sache guère de vice ou de crime qui ne soit une conséquence de cet abandon.