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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/657

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formes du socialisme, et peut-être ne consiste-t-il essentiellement ni dans l’impôt progressif sur le revenu, ni même dans la « nationalisation des chemins de fer, » ou dans la « municipalisation du service des eaux. » Mais, autant que le permettent les exigences de la vie sociale ou nationale, si le socialisme se propose de compenser ou de réparer l’ « inégalité des conditions ; » si ses revendications, justes ou non dans la forme, et en fait, se fondent sur un sentiment de la justice qui en explique l’impatience et l’âpreté ; si sa chimère est de vouloir réaliser sur terre un « idéal » dont il semble bien que l’homme ne se puisse approcher que lentement, et peut-être sans y pouvoir jamais atteindre, n’est-ce pas là précisément l’objet de la morale, et quels autres sentimens dira-t-on qu’elle essaie de graver dans les cœurs, ou d’imposer aux volontés ? Fiat justitia, pereat mundus ! Toute doctrine est socialiste qui n’admet pas que l’utilité sociale soit à elle-même son objet ou son but, qui la subordonne à des exigences ou à des fins conçues comme plus hautes, qui travaille à établir par-dessus les intérêts matériels le triomphe de ces exigences. Et là même en est le danger, parce que, comme l’on dit, la justice n’est pas de ce monde, — l’humanité n’aurait pas eu besoin de s’en forger un autre ! — et tout ce que nous pouvons en réaliser ici-bas ne saurait s’y réaliser par la violence, même légale, encore moins par le fer et le feu, mais seulement à la longue, et eu détail, pour ainsi dire, dans les cœurs, par le consentement des consciences et l’accord des volontés.

Sommes-nous donc amenés à cette conclusion qu’entre « l’utilité sociale » et « l’idéal moral » il n’y aurait pas de commune mesure ? Je ne le crois pas et j’essaierai de le faire voir dans une prochaine étude, la dernière de cette courte série. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que, de la subordination du « moral » au « social, « s’engendre pour la morale une difficulté de progresser qui équivaut tôt ou tard à une difficulté ou à une impossibilité d’être. Ce n’est jamais impunément que l’on inquiète les hommes sur leurs intérêts ; mais, quand on leur a persuadé que leurs intérêts et la morale même ne faisaient qu’un, c’est alors qu’ils deviennent terribles, et qu’ils traitent en « ennemis des hommes et des Dieux » les moralistes naïfs qui s’efforcent de faire pénétrer, dans le train des choses humaines, un peu plus de justice, d’égalité, d’humanité. Ce sont pourtant ceux-ci qui ont raison ! L’erreur de la philosophie du XVIIIe siècle, en renversant