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Faites votre devoir et laissez faire aux Dieux.


Les penseurs les plus libres d’alors, un Spinoza lui-même, par exemple, ne se sont pas dégagés de ce point de vue ; et, quelque interprétation que l’on donne de son Ethique, ce qu’elle est avant tout, c’est une règle de vie.

On ne saurait donc s’étonner de la résistance que le paradoxe de nos « Encyclopédistes » a rencontrée d’abord ; et, en effet, si c’était bien une doctrine qu’ils se proposaient de renverser, c’était encore, et c’était surtout une manière générale de penser ou de sentir, c’était une habitude, et, si l’on le veut, une routine de vie, c’était une façon d’être héréditaire et quinze fois séculaire qu’il s’agissait pour eux de transformer. Et ils avaient sans doute bien des alliés avec eux ! Nous serons toujours tentés de croire ceux qui nous enseigneront que, quand nous sommes ivres, c’est qu’Auguste a trop bu, ou, pour parler sans métaphore, que nous ne sommes comptables à personne de nos vertus et de nos vices, du moment que nous n’en avons en notre pouvoir ni la conduite ni les commencemens. Nous nous consolons de nos misères, en nous rendant le témoignage de n’en être pas les auteurs ; et, si le moyen s’offre à nous d’en accuser les autres, combien sommes-nous qui ne le saisissions pas avec avidité ? Joignez à cela que, si l’obligation morale se présente presque toujours à nous sous la forme d’une contrainte que ne compense aucun avantage, nous nous flattons toujours de trouver notre bien, ou même chacun notre profit, dans la réalisation d’un objet d’ « utilité sociale. » « Ce qui fait que le criminel ne saurait être admis à se plaindre de la loi qui le frappe, a dit quelque part Montesquieu, c’est qu’elle a été faite dans son intérêt. » C’est ce que l’on peut dire de toutes les lois qui se donnent comme inspirées de l’ « utilité sociale ; » nos anciens jurisconsultes l’ont soutenu même de la torture ; et nous sommes tous capables d’entendre ce raisonnement. Mais, quoique nos pères le fussent comme nous, ils concevaient d’autres lois aussi, dérivées d’une source plus haute, des lois bonnes en soi, obligatoires de soi, sans égard aux conséquences qui en pouvaient résulter. Ce n’a donc pas été l’affaire d’un jour ni de quelques brochures que de subordonner le « moral » au « social. » Il a fallu que toute une génération de « philosophes » s’appliquât à la tâche, et, pour la faire aboutir, il a fallu que cette génération triomphât d’abord en elle-même