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théâtre qui est le plus apte à faire et à consacrer les réputations. Tous ces écrivains, ces savans, ces artistes, Luzel excepté, vécurent à Paris. M. de la Borderie, au contraire, passa toute sa vie en Bretagne. Durant les cinquante-cinq années de son existence laborieuse, — et il est mort à soixante-quatorze ans, — il ne fit que deux séjours un peu prolongés à Paris. La première fois, ce fut à vingt et un ans, quand il entra à l’Ecole des Chartes ; la dernière fois, ce fut à quarante-cinq, quand il alla représenter le département d’Ille-et-Vilaine à l’Assemblée nationale. Dans ce long intervalle, on peut dire qu’il ne quitta pas la Bretagne. Il a travaillé, enseigné, professé, librement, par la parole et par la plume, à Nantes, à Rennes, à Vannes, à Quimper, à Saint-Brieuc, mais il a vécu principalement à Vitré, sa ville natale. C’est là, sur la place du Marché, dans un grand hôtel familial du XVIIIe siècle, à l’ombre des tours d’un beau château moyen âge, qu’était le cabinet de travail, je pourrais dire la cellule où il n’a pas cessé un seul jour, une seule minute, de penser, de travailler au grand œuvre que, malgré ce labeur, il a laissé inachevé, mais qu’un autre, je pense, pourra finir : à l’Histoire de Bretagne. Connaissez-vous une vie plus noble, mieux remplie, et plus désintéressée ?…

Ernest Renan, parlant de lui-même en ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, dit : « Le sort m’avait en quelque sorte rivé dès l’enfance à la fonction que je devais accomplir. J’étais fait en arrivant à Paris… La vraie marque d’une vocation est l’impossibilité d’y forfaire, c’est-à-dire de réussir à autre chose que ce pour quoi l’on a été créé. » Ces lignes s’appliquent merveilleusement à notre historien breton. Lui non plus n’aurait pu faire autre chose que ce qu’il a fait. Il était né avec tous les dons de la profession qu’il devait embrasser : il avait une mémoire étonnante, le flair et la passion du document, l’esprit critique, un jugement sûr, une impartialité à toute épreuve, et, par-dessus tout, le mens divinior, sans lequel il est impossible de pénétrer jusqu’au fond des origines. Tout enfant, — je tiens de lui ces détails, — il avait été frappé par le côté sérieux de la vie des saints de Bretagne : jeune, il était déjà tourmenté par le souci de donner une base certaine à leur hagiographie ; à vingt ans, au Congrès de Lorient de 1848, il s’occupait de leur rôle historique ; l’année suivante, il entrait à l’Ecole des Chartes avec la pensée bien arrêtée de vérifier le plus tôt possible l’opinion qu’il s’était faite