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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/672

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leurs béquilles. Ils avaient vu mainte et mainte fois les paysans leur mener comme au vétérinaire leurs bœufs, leurs vaches, leurs chevaux, leurs moutons, pour les garantir de la peste ou de toute autre épidémie dangereuse. Et ces récits, et ces spectacles avaient naturellement rempli de merveilleux leur imagination naïve. Sans compter que ces bons vieux saints de Bretagne ont des noms et des figures à part, et que le clergé paroissial, sans oser en dire du mal, a fini par voir d’assez mauvais œil le culte semi-païen dont ils continuent à être l’objet dans les campagnes. Il fut un temps où chaque année, à jour fixe, aux Rogations par exemple, les curés se rendaient processionnellement à leurs chapelles pour y dire la messe et appeler leurs bénédictions sur les champs et les métairies. Il suffisait alors qu’Albert le Grand eût raconté leur vie dans le style naïf et Henri qui est le sien pour que leur sainteté fût consacrée. Du moment qu’ils étaient bretons peu importait au clergé qu’ils ne fussent pas romains. L’Église de Bretagne avait son calendrier, son rituel, sa liturgie, et il n’aurait pas fait bon qu’un étranger, fût-il envoyé du pape, s’avisât de les attaquer. Mais à partir du XVIIe siècle, sous l’influence de l’enseignement des jésuites, qui dirigeaient les principaux établissemens religieux de la péninsule, ils perdirent peu à peu de leur crédit auprès du clergé paroissial. C’est alors qu’intervint Dom Lobineau. On a dit qu’en ruinant la légende qui les entourait « du plus brillant réseau de fables, » le savant bénédictin cédait à des préjugés jansénistes. L’accusation est aussi odieuse que ridicule et ne vaut pas la peine d’être réfutée. Il n’y avait pas besoin d’être janséniste pour trouver que l’ouvrage d’Albert le Grand était « bien moins propre à édifier les fidèles qu’à réjouir les libertins, » il suffisait d’avoir quelque esprit critique. Or, comme Dom Lobineau en avait beaucoup, et qu’il vivait dans un temps où l’exégèse commençait à ne plus vouloir se payer de mots, il estima qu’il servirait mieux la cause des saints en faisant la part du vrai et du faux que leur premier hagiographe avait comme à plaisir amalgamés dans leurs vies. Et je ne vois que les gens superstitieux, ignorans ou mystiques, qui pourraient l’en blâmer. Certes son ouvrage n’a pas le charme romanesque de celui du dominicain de Morlaix, et les âmes simples qui ont soif de merveilleux continueront pendant longtemps, j’en ai la conviction, à s’abreuver à la fontaine miraculeuse d’Albert le Grand