Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/724

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intelligence, sa volonté avait faibli. Aussi aspirait-il au repos, et, sans la guerre du Transvaal qui a duré au-delà de toutes les prévisions et qui lui rendait la retraite impossible, probablement il aurait déjà prié le roi Edouard, peut-être même la reine Victoria, de le relever de fonctions dont le poids lui semblait de plus en plus lourd. Grand seigneur et aristocrate dans l’âme, grand esprit et cultivé dans les sens les plus divers et les plus étendus, il semblait se tenir en dehors de la tâche qu’il avait assumée, sinon au-dessus, et nul n’a paru plus détaché des affaires, qu’il a toutefois menées longtemps avec l’esprit le plus attentif et le plus ferme.

Nous parlons surtout des affaires extérieures. Ce sont celles qui l’intéressaient le plus : aussi, lorsqu’il est devenu président du Conseil, a-t-il pris pour lui, par une innovation qui n’a pas laissé de surprendre dans un pays où la tradition est tout, la direction du Foreign Office. Sa principale préoccupation, au dedans, a été d’enrayer, ou du moins de ralentir l’accession de la démocratie aux affaires : et, cependant, c’est lui qui a fait entrer M. Chamberlain au ministère. Mais ses vues étaient tournées vers le dehors. Il a été un diplomate éminent. Il avait de tout temps bien connu l’Europe ; il avait appris à connaître le reste du monde, et, sur aucun point de l’univers, il n’a laissé les intérêts anglais péricliter. C’est là son œuvre principale : il l’a accomplie avec une rare intelligence, et, — sauf dans les dernières années où d’autres influences que la sienne agissaient sur son propre gouvernement, — avec une modération relative dont il faut lui savoir gré. Nous ignorons ce que, dans sa retraite, il pensera lui-même de ses derniers actes et de ses derniers discours ; à notre avis, ils n’ont rien ajouté à sa gloire ; mais, s’il faut juger un homme d’après l’ensemble de sa carrière, le jugement à porter sur lord Salisbury doit être plutôt favorable. Il avait naturellement l’esprit sage, pondéré, prudent, ennemi des coups de force et des solutions violentes, et quoiqu’on puisse citer plus d’un trait récent de sa vie politique en désaccord avec le caractère que nous lui attribuons, ce caractère a bien été le sien : seulement il y a manqué quelquefois, et il ne s’est pas toujours appliqué alors à tempérer dans la forme ce que sa conduite avait d’agressif dans le fond. Peu d’hommes politiques ont eu l’esprit aussi caustique et aussi mordant, et il ne le ménageait pas assez. Cependant, ses traits ne blessaient pas profondément, parce qu’on n’y sentait pas une intention d’offenser : il les laissait échapper avec une sorte de négligence. Malgré ses dédains aristocratiques et son âpreté britannique, il y avait en lui un large courant d’humanité, et c’est ce qui le distinguait de l’école