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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/743

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républicains et rois coalisés contre la Révolution missent l’arme au pied, chacun sur leur rive du Rhin, respectant les indications de « la nature » telles que les avait prescrites la Convention.

Il aurait fallu une Autriche sans regrets de la Belgique, sans prétentions à la suprématie de l’Italie ; une Prusse sans avarice et sans prétentions à l’hégémonie de l’Allemagne ; une Russie se détournant de l’Europe pour ne s’occuper que de l’Asie ; et la plus paradoxale de toutes les métamorphoses, une Angleterre cessant d’être anglaise, exclusive et acharnée, pour se faire cosmopolite avec délices, ne disputant plus ni l’empire sur la Méditerranée, ni la souveraineté des mers ; il eût fallu engourdir cette Angleterre surabondante de force, d’activité, avec ses traditions, ses passions, son orgueil, ses métiers, ses mines, ses fourneaux, ses milliers d’émigrans, ses lettres, ses négocians, sa cité qui trafique, son mob qui hurle, son parlement qui réclame la guerre à outrance, son crédit inépuisable, sa contrebande aussi lucrative que son commerce patent, sa constance indomptable, son génie d’entreprise et de combinaisons, l’Angleterre de la guerre de Cent ans, de Guillaume III, de Chatham, de Pitt. C’est-à-dire qu’il aurait fallu une autre Europe, une autre France, d’autres peuples, d’autres gouvernemens ; l’histoire de cette Europe se déroutant de la voie où elle marchait depuis le XIVe siècle, et la Révolution française refluant sur son cours.

Ajoutons l’homme enfin, Bonaparte, dont la personne et le caractère comptent en ces conjonctures autant que ceux de Pitt en Angleterre et d’Alexandre en Russie, et que l’on ne peut pas plus supprimer des événemens qui suivirent que l’on ne peut le supprimer des événemens qui précédèrent : les deux campagnes d’Italie, l’expédition d’Egypte et le traité de Lunéville. Les amateurs de spéculation, qui disposent si aisément de son génie, exigent de ce génie même une œuvre plus prodigieuse que toutes celles qu’il a accomplies : non seulement se transformer lui-même, mais modifier la nature des choses, devenir un autre homme, dans une autre Europe : « Ce sont des miracles, disait-il au Directoire, et je ne sais pas en faire ! » Et plus tard, de très loin : « Je puis avoir eu bien des plans, je ne fus jamais en liberté d’en exécuter aucun. J’avais beau tenir le gouvernail, quelque forte que fût la main, les lames étaient bien plus fortes encore. Je n’ai jamais été véritablement mon maître ; j’ai toujours été gouverné par les circonstances. »