reproduction entraîne une mort totale : on sait combien les naturalistes insistent sur les intimes relations de l’amour et de la mort, qui ont fourni un thème poétique à Leopardi. En quelques heures, les libellules, émergeant en liberté ailée, dansent leur danse d’amour, déposent, leurs œufs, et meurent avec leurs compagnons. Weissmann et Gœthe ont fait voir qu’il en est de même pour beaucoup d’autres insectes. Chez les nématodes, les jeunes vivent aux dépens de la mère, jusqu’à ce qu’elle soit réduite à rien. Dans beaucoup d’espèces, la mère est sacrifiée ; dans d’autres, le père. Le faux bourdon qui, dans le vol nuptial, atteint l’abeille-reine au plus haut des airs, paie de sa propre vie les millions de vies qu’il a données en un instant d’amour. Le « balancement de pendule » qui va vers la génération d’êtres nouveaux n’a donc plus, pour le spectateur, la direction objectivement égoïste de la faim primitive. L’être qui aime et se reproduit finira par avoir lui-même conscience de la direction nouvelle et « altruiste » qui est inhérente au fond de l’amour. Ce n’est donc plus là le bellum omnium contra omnes auquel on veut réduire l’éthique animale.
Littré et, après lui, MM. Arréat et Guyau, ont rattaché l’égoïsme aux besoins de la conservation individuelle, l’altruisme aux besoins de la reproduction spécifique. L’égoïsme, en d’autres termes, c’est la sauvegarde de l’individu ; l’altruisme, c’est la sauvegarde de l’espèce. Il est certain qu’il faut admettre une gravitation sur soi et une gravitation vers autrui.
Guyau a montré comment, grâce à la génération, l’organisme individuel cesse d’être isolé psychologiquement : son centre de gravité moral se déplace par degrés, dans le passage de la génération asexuée à la génération sexuée, « qui inaugura une nouvelle phase pour le monde en produisant un premier groupement des organismes, germe de la famille[1]. » Vainement Nietzsche objecte à Guyau que la génération est simplement l’impuissance de l’être générateur à étendre sa domination sur toutes les cellules de son organisme, si bien que certaines cellules le quittent et fondent ailleurs des colonies. Guyau aurait pu répondre que, là où s’est brisé le lien primitif entre l’organisme parent et l’organisme enfant, un lien nouveau prend place, non plus matériel, mais moral. Sans doute il ne faut pas confondre, d’une manière générale, l’altruisme avec l’amour
- ↑ Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, livre II (7e édition, Paris, Alcan, 1901).