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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/832

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poétique, le maître a su nous associer à ce beau songe d’une après-midi d’automne qui s’offrait à son imagination. Bien différens de ces prétendus bergers de la littérature pastorale, dont le jargon prétentieux ou grossier détonne ou nous choque à chaque instant, les personnages qu’a réunis Giorgione sont muets et leur silence est éloquent. Ils se contentent de se montrer à nous ; contentons-nous à notre tour, sans trop leur demander ce qu’ils sont, de jouir avec eux des séductions de cette avenante contrée, de la douceur de l’air, de cet accord exquis des figures humaines avec la grâce d’un paysage fait pour elles et dont notre pensée ne saurait les séparer. C’est là, bien plus que dans la cantilène rustique jetée aux échos par ces musiciens de rencontre, que s’exhale la pleine et franche harmonie de ce Concert champêtre. Avec la beauté totale de l’ensemble, que de beautés de détail Giorgione y a semées pour le plaisir de nos yeux, comme la note joyeuse du vermillon de la toque du jeune soigneur, si heureusement accompagnée par la pourpre de son pourpoint, le gris bleuâtre de ses chausses, le vert passé des gazons et le vert plus intense des grands arbres ; comme les carnations fermes et lumineuses qui semblent imprégnées de soleil ; comme les plis ombreux de ces vallées sinueuses et la douceur de ce grand ciel tiède et profond, sur lequel les silhouettes se profilent avec fermeté, ou flottent noyées dans l’azur. Partout le regard a plaisir à se promener et à se reposer, et c’est une fête pour lui que cette œuvre expressive, dans laquelle un grand peintre en possession de tous ses moyens et sur le point de quitter la vie, semble adresser à la nature un suprême adieu. A ceux qui seraient tentés de trouver bien humble la portée d’une composition où le sujet se dissimule et d’où la pensée même paraît absente, il suffit aux artistes de répondre dans la langue familière de l’atelier que « ça fait bien. » Sans trop raisonner, il convient de goûter comme eux cet art instinctif, étranger à toute tradition et que n’avait enseigné aucune école, qui, ne relevant que de la nature éternellement jeune, s’épanche avec une si libre et si aimable fantaisie. De cet art qui, en dehors des esthétiques littéraires, provoque une aussi unanime admiration, le Concert champêtre est un des modèles les plus rares et les plus précieux ; peut-être le mieux fait pour manifester le charme propre à la pointure. C’est sur un tel ouvrage qu’il convient de quitter Giorgione, car mieux qu’aucun autre il