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qui certes m’eût fait supporter, même sans ce dédommagement, de beaucoup plus grandes fatigues.


I

L’immense zone noire du Tchernoziom, la région du blé ; puis, une fois entrée dans le gouvernement d’Iékatérînoslav, des pâturages à perte de vue, peuplés uniquement de troupeaux. Les faibles monticules qui seuls interrompent la monotonie d’un océan herbu me reportent aux objets exhumés de leurs flancs qui déjà, dans quelques musées de province, m’ont initiée à l’époque préhistorique. Les statues de pierre presque informes, dont j’ai vu deux ou trois curieux échantillons, bien antérieurs aux invasions tatares, étaient parfois posées sur les kourganes, vraisemblablement des tombeaux.

Mais voici comme un réveil de végétation ; nous approchons du Dnieper et de ses îles. Je me sens tout près des fameux plavni d’où sortit Tarass Boulba. Le poème de Gogol et l’épopée vécue des hetmans prêtent un intérêt indépendant du trafic dont elle est le centre, à cette station d’Alexandrovsk, entrepôt de toutes les marchandises venues de l’intérieur. Quelque temps, nous longeons ces bas-fonds verdoyans, derniers refuges de l’indépendance des Cosaques Zaporogues ; puis la steppe reprend, nue, altérée, déserte. Nous sommes dans une partie réputée jadis inhabitable de cette Tauride à laquelle Catherine II donna la vie lorsqu’elle y appela les Allemands. Le plus grand nombre des Tatares qui jusque-là couvraient le pays avaient émigré en Turquie, leur dernier khan ayant été forcé d’abdiquer ; d’autre part, l’annexion rapide de nouveaux territoires qui se produisait sans relâche dans le Sud semblait exiger un effort plus actif que la descente volontaire des émigrans du Nord vers ces contrées si dures à défricher. L’impératrice comprit que l’énergie allemande, persévérante, infatigable, viendrait seule à bout d’une terre rebelle. Les sectaires protestans qui portent aujourd’hui encore le nom de Mennonites étaient disposés à quitter la Prusse pour éviter le service militaire que des scrupules religieux leur défendaient, comme aux Quakers en Angleterre. Catherine les exonéra de cette obligation et, en outre, de plusieurs impôts. Ils arrivèrent en foule attirés par des avantages qui leur ont depuis été retirés, car, à partir de 1866, les Mennonites de la steppe, comme les