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absolument rustique où l’entourent ses disciples vêtus de blouses, à côté des salons où la comtesse Tolstoï reçoit de son côté des invités en frac et en toilette du soir, ne m’avait non plus édifiée qu’à demi ; je m’étais laissé influencer en somme par l’opinion courante dans le cercle étroit qui représente, en Russie comme ailleurs, la société. Et, même hors de ce cercle, plusieurs des adeptes du réformateur lui avaient fait tort à mes yeux par d’inutiles exagérations de théories et de conduite qui ne pouvaient les conduire qu’à leur perte, sans compter que tel ou tel, tout à coup désabusé, avait, à ma connaissance, franchi d’un bond l’abîme qui sépare la philosophie de Tolstoï de celle de Nietzsche, sous prétexte que la première est décidément contraire à tout esprit scientifique et même incompatible avec une haute culture. Somme toute, l’action de Tolstoï, à part l’admirable et féconde semence de pitié qu’il a jetée à travers le monde entier, me semblait plus limitée dans son pays que je ne l’avais cru de loin : les paysans ignorent son œuvre comme ils ignorent tout ; les intellectuels dégagés du spiritualisme lui reprochent d’être chrétien, tandis que les orthodoxes l’accusent de tout rejeter de la religion, même un Dieu vivant et personnel. Sa suite m’apparaissait, après tout, recrutée parmi des fils de famille, pleins de beaux rêves et de bonnes intentions, mais chimériques et sans grande force pour agir, de ces utopistes comme la France en a connu à la veille de la Révolution et, depuis, autour de Fourier et de Saint-Simon.

Une femme distinguée me le disait tout récemment encore à Pétersbourg : « N’ayant pour lui ni cette majorité du peuple, qui ne croit qu’au tsar, ni les savans, qui accusent le tolstoïsme de mépriser la science ; traité d’anarchiste par les conservateurs ; suspect aux marxistes qui ne veulent pas du socialisme de l’Evangile, parce qu’ils tiennent à fonder toutes leurs réformes sur des principes économiques ; Tolstoï ne s’entoure donc que d’un groupe d’idéalistes à grands sentimens, qui, règle générale, ont fait des études incomplètes et ne lui demandent d’être ni philosophe ni logicien. » Les femmes, remarquons-le en passant, manquent souvent de bienveillance envers l’imprudent qui a osé leur dénier une vertu dont elles prétendent avoir le monopole, l’esprit de sacrifice, sacrifice à une idée ou à une cause, bien entendu, le sacrifice d’elles-mêmes à leurs affections n’étant au fond que de l’égoïsme. Tolstoï voit de l’égoïsme dans la