concentration de l’amour sur un seul objet ou sur un groupe de préférés ; celui qui croit aimer son ami, sous prétexte que sa société lui est indispensable, n’aime que lui-même ; et, à ce compte, il a raison, les femmes sont certainement égoïstes. Ce qui peut les consoler, c’est qu’il applique la même épithète à l’attachement qu’une carrière, une science, un art quelconque est susceptible d’inspirer ; égoïsme encore cela, instinct tout animal déguisé sous d’orgueilleux semblans. Alors l’homme ne peut pas se vanter plus que la femme de posséder le véritable esprit de sacrifice, et la logique tolstoïenne est en défaut. Elle y est souvent, il faut le reconnaître.
Si discuté cependant que soit Tolstoï dans son propre pays, il y exerce quand même une influence vague que tous, même ses détracteurs, subissent malgré eux, mais cette influence est plus forte encore peut-être dans le reste du monde, où ses livres ne sont pas défendus, car, en Russie, la masse du public n’en connaît que des bribes ; on les lit en cachette, sous peine de perquisitions, d’arrestation même, le terrible mot de propagande étant prononcé aussitôt que circule, prêté de voisin à voisin par exemple, tel ouvrage introuvable chez les libraires russes, quoiqu’il se vende à Paris, à Londres, dans tout le reste de l’Europe. On ne veut connaître et admirer en Russie que les chefs-d’œuvre dont l’auteur se repent et qu’il souhaiterait de brûler, comme Guerre et Paix et Anna Karénine. Ce vœu d’un fanatique n’était pas le moindre de mes griefs secrets contre Tolstoï, d’autant que je ne pouvais croire tout à fait à sa sincérité. Ces excès de simplification et de renoncement ont leur péril ; la preuve, c’est qu’ils ravissent surtout les dilettantes et les littérateurs, les Anatole France, les Huysmans ; on peut toujours y soupçonner un grain d’affectation, fût-elle involontaire.
— Enfin, pensais-je, peut-être, en m’approchant de celui qui a de loin excité chez moi tant de curiosité, suggéré tant de suppositions, verrai-je se dissiper les brouillards dont l’entourent les on-dit et les légendes.
Le cœur me battait d’espoir et de crainte en retournant à Gaspra, en pénétrant dans les jardins délicieux enguirlandés de vignes dont s’entoure cette villa qu’on pourrait prendre au premier coup d’œil pour une aristocratique résidence des environs de Londres. Pourtant, si ses deux tours et ses ogives sont de style gothique modernisé, le gothique russe a toujours un