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assaisonnement moresque, et, en Crimée, la vue de la mer lui impose des balcons, des baies largement ouvertes. Cette vue merveilleuse sur la baie de Ialta, avec un premier plan de feuillages quasi tropicaux, fait les délices du convalescent.

Mot étrange appliqué au grand vieillard, droit et solide, qui s’avance à notre rencontre, beaucoup plus beau que tous ses portraits, car ceux-ci ne rendent que la structure léonine de la face, l’aspect bizarre et puissant de la barbe fluviale, les traits heurtés sous un front magnifique de penseur imaginatif, les sourcils en broussailles couvrant à demi le feu du regard. Mais l’expression changeante, la sensitivité de cette âpre physionomie échappe aux peintres. Et dans le sourire il y a tant de bonté, et le paysan garde sous sa blouse une si haute mine de grand seigneur ! Auprès de cette blouse, l’élégante toilette claire de la comtesse Tolstoï étonne un peu. On reconnaît immédiatement la femme du monde, affable, bien équilibrée, ennemie de toute exagération ; elle a vingt-cinq ans de moins que son mari, beaucoup de jeunesse encore, une bonne, grâce qui n’empêche pas chez elle le franc parler. Parfaitement capable de discuter et de contredire les idées de Tolstoï, elle s’est tenue cependant avec fermeté auprès de lui à l’heure du péril. Mais ses qualités naturelles sont la modération et le bon sens. Un mot qu’on lui prête la peint à merveille : « Quand j’épousai le comte Tolstoï, j’avais des habitudes modestes, je voyageais volontiers en seconde ; il m’imposa de monter en première. Depuis il a prétendu me faire prendre les troisièmes. Eh bien, non ! je m’en tiens aux secondes. »

Les autres personnes de la famille qu’on nous présente sont la princesse Obelinski, cette Marie qui fut l’Antigone de son père, Tatiana Lwowna, sa secrétaire habituelle, et le prince Obelinski.

Nous sommes reçues dans un vaste et beau salon, beaucoup trop magnifique, au gré de Tolstoï, et dont il a fait retirer les objets les plus précieux. Mais ses goûts ascétiques n’ont pu se donner pleine carrière que dans la chambre qu’il habite, uniquement meublée d’un large divan géorgien qui lui sert de lit. Avec cela, une table à écrire, longue comme une table de banquet, toute jonchée de paperasses, de journaux, de pages éparses où court cette écriture élancée, rapide, spontanée d’abord, dirait un graphologue, et que l’auteur surcharge de ratures, surtout de coupures, ce qui ne l’empêche pas de corriger beaucoup encore ses épreuves, où les imprimeurs, d’après les spécimens que j’ai