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comprendre les paroles qu’on leur adresse, et renvoient en échange des propos qui ne répondent qu’à leur préoccupation intérieure. Et c’est continûment un bruit de pleurs qui coulent sans motifs et de sanglots qui éclatent sans cause dans l’obscurité. Ce dialogue incohérent donne à ceux qui l’entendent l’impression déconcertante de la folie. C’est ici que la vie est faite de l’étoffe des songes.

À cette effarante conception du monde correspond la psychologie mystique exposée dans Le Trésor des Humbles. La vie consciente, domaine de la raison, de l’intelligence, des passions, n’est pas la vraie vie. Il y en a une autre, la « vie profonde, » qui plonge dans les ténèbres de l’inconscient, et qui seule importe. Celle-là est la vie de « l’âme, » et ceux qui ont le mieux connu, le plus subtilement analysé le cœur humain n’ont rien dit et rien su de notre âme. « Si Racine est le poète infaillible du cœur de la femme, qui oserait nous dire qu’il ait jamais fait un pas vers son âme ? Que me répondrez-vous si je vous interroge sur l’âme d’Andromaque ou de Britannicus ? Les personnages de Racine ne se comprennent que par ce qu’ils expriment et pas un mot ne perce les digues de la mer. » Ce que leur reproche le poète mystique c’est justement ce que nous admirons en eux : c’est de se connaître si bien et de conserver jusque dans le paroxysme de la passion une si effrayante lucidité d’esprit. Mais l’âme est, d’après cette théorie, parfaitement étrangère à nos sentimens comme à nos actes. « Notre vie réelle et invariable se passe à mille lieues de l’amour et à cent mille lieues de l’orgueil. Nous possédons un moi plus profond et plus inépuisable que le moi des passions ou de la raison pure. Il ne s’agit pas de nous dire ce que nous éprouvons lorsque notre maîtresse nous abandonne. Elle s’en va aujourd’hui ; nos yeux pleurent, mais notre âme ne pleure pas. Il se peut qu’elle apprenne l’événement et qu’elle le transforme en lumière, car tout ce qui tombe en elle irradie. Il se peut aussi qu’elle l’ignore ; et dès lors, à quoi sert d’en parler ? Il faut laisser ces petites choses à ceux qui ne sentent pas que la vie est profonde. Si j’ai lu La Rochefoucauld ou Stendhal ce matin, croyez-vous que j’aie acquis des pensées qui me fassent homme davantage et que les anges dont il faut s’approcher jour et nuit me trouveront plus beau ? » Il parait que nous assistons aujourd’hui à un « réveil » de l’âme. Les hommes comprennent plus tendrement et plus profondément l’enfant, la femme, les animaux, les plantes et les choses. Je m’en réjouis d’autant plus que j’aurais volontiers cru le contraire. Donc consolons-nous de beaucoup des laideurs du temps présent, en songeant que les anges nous aiment ainsi !