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L’âme ne saurait se révéler par les signes du langage ; au contraire les paroles, trop précises, trop concrètes, trop matérielles, la mettent en fuite. Elle ne se manifeste que dans le silence. Et voici relativement au « silence » quelques propositions de la sagesse mystique : « Dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire… Nous ne nous connaissons pas encore, tant que nous n’avons pas encore osé nous taire ensemble… Les âmes se pèsent dans le silence. » Et puisque les événemens de la vie consciente, les actes et les paroles, ne sont qu’un jeu d’apparences destiné à cacher la réalité profonde, il s’ensuit que les êtres les moins doués pour la vie active, les plus rapprochés de la nature et de l’instinct, seront aussi les plus propres à pénétrer cette vie mystérieuse : ainsi les femmes, les enfans, les vieillards, les agonisans. Entre cette vie inconsciente, qui est en nous, et la vie universelle, il n’y a pas solution de continuité : qui pourrait la pénétrer, serait en même temps instruit de tout ce qui se passe hors de nous et de ce qui se prépare. Par cette méthode d’introspection nous pourrions lire en nous l’avenir tel qu’il a été réglé une fois pour toutes, cet avenir dont témoignent des pressentimens qu’hélas ! nous ne comprenons pas, où brille pour nous une étoile dont nous n’apercevons pas la clarté.

Devant ces assertions catégoriques et nuageuses, — où on ne laisse pas de discerner beaucoup de puérilités, — ce n’est pas assez de dire qu’on est excusable de ne pas tout comprendre : ces choses ne sont pas objet de connaissance. Mais on se rend aisément compte de la disposition où ces rêveries peuvent mettre celui d’entre nous qui se laisserait prendre à leur charme maladif et mièvre. C’est une paresse générale, un engourdissement de tout l’être, un dédain du raisonnement, un dégoût de l’action, une paralysie de la volonté, une sorte de mort vivante. Ajoutez que la morale mystique est extraordinairement commode ; il n’est personne qui ne trouvât profit à tenir pour établi que son âme reste étrangère à ses fautes et peut passer à travers les souillures sans rien perdre de sa blancheur immaculée. Vienne le jour où cette épidémie se généraliserait, le monde périrait. Or le monde veut vivre, et peut-être, de toutes les intentions de la nature, est-ce la seule sur laquelle nous ne puissions concevoir aucune espèce de doute. Nous avons besoin de communiquer par la parole, d’échanger des idées claires, de mesurer le conflit des intérêts, de découvrir les ressorts des passions, de juger les volontés, d’absoudre ou de condamner les actes, et enfin de travailler à l’avenir comme si nous avions le pouvoir de le créer par nos efforts consciens et libres.