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badauderie transcendante. Ils venaient visiter les ruines et les femmes déclassées, la revue du Consul au Carrousel et les galeries de bois de l’ex-Palais royal. Ils ne trouvèrent pas ce qu’ils cherchaient. Paris ne leur apprit rien, en fait de débauche, pas même l’ivresse gaie. Si l’on y mangeait fort et si l’on y buvait sec, on y riait peu. À force de déloger les gentilshommes d’Allemagne et de prendre leur place à leur table ainsi que dans leur lit, les jeunes Français en avaient adopté les mœurs de hobereaux, lourdes et peu sobres. D’ailleurs, la consigne d’en haut était de tout prendre au sérieux. Le gouvernement de Bonaparte n’était pas, à l’image du Directoire de Barras, un gouvernement de tripot, la république consulaire une république pour étrangers, c’est-à-dire un pays à mépriser en le pourrissant. L’impression que reçoivent les voyageurs anglais est singulière. Ce n’est pas, à proprement parler, la déception ; c’est la surprise, la contrariété, l’inquiétude de trouver le pays et l’homme autres qu’ils ne se les étaient figurés : le pays dévasté et couvert de guinguettes ; des auberges somptueuses, des bals publics, des maisons de jeu ; une bande de flibustiers dissipant en orgies les richesses dérobées à toute la vieille Europe. Ils voient des terres cultivées, le bétail abondant et bien tenu, les chaumières propres, des fabriques qui se bâtissent, partout de l’ordre, du travail, du contentement honnête, le bien-être qui revient, une nation en croissance, un corps sain, des organes puissans qui fonctionnent allègrement. Ils se représentaient le Consul, soldat parvenu, comme la plupart de ses lieutenans, traînant le sabre, agitant le panache. Au lieu d’un parvenu militaire, ils voient un homme d’Etat, et de la plus grande allure. Les plus favorablement prévenus attendaient quelque intermédiaire entre Cromwell et Washington ; les plus lettrés et les plus ingénieux aimaient à se peindre le gentillâtre corse sous les traits d’un condottiere italien du XIVe siècle, devenu, par le plus étrange des jeux de prestige, le dictateur d’une révolution née, en France, du souffle de Jean-Jacques, de Diderot et de Voltaire. Ils entrevoient, ce qui est infiniment plus naturel en France, le génie de Richelieu et celui de Colbert associés en un seul homme qui est en train de reconstituer, pour la plus grande gloire de la « grande nation, » l’Etat de Louis XIV.

Les Anglais, les mieux disposés pour la république et pour la paix, les plus connaisseurs en matière d’Etat, admirent, mais s’étonnent et s’alarment. Tel Fox, « plus Anglais encore que