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aile, fournirait encore une carrière de vingt années, parcourrait trois parties du monde, et serait un des écrivains les plus brillans, les plus féconds, les plus populaires en Angleterre, comme aux États-Unis ?

Mais il y a plus : sa renommée a dépassé les frontières du monde anglo-saxon et pénétré chez nous ; plusieurs de ses romans ont été traduits en français ou vont l’être. Stevenson mérite d’être le bienvenu auprès du public français, non seulement à cause de son talent, mais parce qu’il a beaucoup aimé la France. Il en aimait les paysages tour à tour gracieux et grandioses, le climat tempéré et ensoleillé, auquel il a dû plusieurs fois le retour à la santé ; il en goûtait la littérature depuis Villon jusqu’à Henry Murger, de Charles d’Orléans à Victor Hugo, et d’Alexandre Dumas père jusqu’à M. Paul Bourget. Enfin, et surtout, il a aimé notre peuple, à cause de sa bonhomie, de sa franche cordialité, de sa bonne humeur inaltérable, dans l’heureuse comme dans la mauvaise fortune. Il a parcouru nos campagnes, tantôt en chemin de fer, tantôt en diligence, tantôt en canot à rames, tantôt à pied, seul avec un âne, pour mieux observer. Il a visité, entre autres fois, notre pays, à la suite des ravages de l’année terrible, et après avoir entendu chanter dans un village une complainte sur les « malheurs de la France, » devant un rassemblement attentif, il a écrit ces lignes : « La perte de l’Alsace et de la Lorraine a plongé dans la tristesse ce peuple au cœur sensible, et l’on y est fort courroucé, moins contre l’Allemagne que contre l’Empire. Dans quel autre pays verrait-on une chanson patriotique attirer tout le monde dans la rue ? C’est que rien ne grandit l’amour comme une grande douleur... La France traverse une phase mélancolique ; mais la crise porte en elle-même son remède. Cette nation au cœur sain et brave se lassera à la longue de se lamenter sur ses désastres. Déjà Paul Déroulède a composé quelques chansons de soldat viriles. Elles manquent du souffle lyrique et ne résonnent pas assez comme une sonnerie de clairon ; mais elles sont écrites sur un ton grave, digne, stoïque, qui pourrait enlever des soldats, combattant pour une bonne cause[1]. »

Ailleurs, il a noté deux ou trois traits du caractère français qui lui avaient fait une excellente impression, par exemple, la sollicitude pour les enfans, qui rapproche souvent des personnes

  1. An inland voyage, édition Tauchnitz, p. 192-193, 207-208.