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importance. La vie contemporaine apparaissait à ses yeux comme une psychologie en mouvement ou en action, tout aussi féconde que l’autre, celle du passé, pour fonder les conclusions qu’il poursuivait. Les origines prochaines de la France de son temps lui étaient une matière aussi naturelle que l’histoire de l’art italien, ou celle de la littérature anglaise ; et voilà comment, après l’histoire des idées et l’histoire des œuvres, voulant essayer d’une application de sa méthode à l’histoire des actes, il a choisi les Origines de la France contemporaine, comme il aurait pu choisir les Origines de la Réforme du XVIe siècle. Je ne vois en effet que cet autre sujet, Messieurs, les Origines de la Réforme, qui eût pu convenir à son dessein premier, toujours le même, de trouver le fondement objectif du jugement critique. Mais les Origines de la France contemporaine avaient ce double avantage, puisqu’il écrivait en français, de ne pouvoir manquer d’intéresser particulièrement un public français ; et de fournir surtout à l’observation psychologique, actuelle et directe, une matière que ne lui offraient pas les temps lointains de Luther et de Calvin.

Du point de vue que j’ai pris à mon tour pour essayer de caractériser l’œuvre de Taine, je n’ai eu besoin, Messieurs, de vous dire ni ce que je pense moi-même du génie anglo-saxon, ni si je préfère l’art flamand à l’art italien, ou la cathédrale gothique au temple grec. Ce n’était pas la question. Pareillement, je n’ai point à vous dire ce que je pense de la Révolution française, en général, ni du tableau que Taine en a donné. Je l’ai fait ailleurs. Mais ce qu’il est bien plus important de vous faire observer, c’est qu’en abordant l’histoire proprement dite, Taine a dû reconnaître qu’on ne saurait traiter les hommes comme des abstractions, ni même comme des unités égoïstes, et qu’à vrai dire les sciences morales n’étaient point les « sciences naturelles. » Déjà, en étudiant la question de l’ « idéal dans l’art, » il avait dû reconnaître que, de quelque façon que l’on en explique la genèse ou l’évolution dans le passé, le « règne humain » nous apparaît décidément comme « un empire dans la nature. » Il s’est aperçu, en abordant l’histoire, qu’il n’y avait pas de beaux crimes ni de beaux monstres, ainsi qu’il l’avait cru au temps de sa jeunesse, et que ce n’était point de la science que d’affecter, en présence des massacres de septembre ou du régime de la Terreur, la sereine impartialité du chimiste manipulant en son laboratoire la série des éthers. Il a compris que, tandis qu’on ne pouvait reprocher à un tigre ou à un crocodile, — la comparaison est devenue classique, — d’être conformes à leur définition, qui n’est pas celle de la gazelle, l’humanité ne saurait pardonner à un homme d’avoir