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endormi reflète toujours les mêmes maisons blanchies à la chaux, les mêmes ponts si pittoresques, les mêmes barques de pêche, et la font ressembler à quelque Venise orientale. Mais, tout près d’elle, une vie différente s’est tout à coup développée ; des bâtimens de guerre et de commerce sillonnent le nouveau canal. Les turcos d’Afrique, les petits fantassins de France, campent peut-être aujourd’hui là où furent jadis les tentes d’Hannon, quand il reprit Hippo-Zarytos aux mercenaires révoltés. D’une rive à l’autre du détroit, les chrétiens et les musulmans ont cessé de se menacer, les galères des chevaliers de Saint-Jean ont disparu, comme les brigantins de Bizerte ; mais l’importance internationale du canal sicilien-africain n’a fait que s’accroître. Trois grandes puissances navales surveillent le seuil des deux bassins de la Méditerranée. L’Italie, à Messine, tient l’une des portes ; l’Angleterre, à Malte, les observe l’une et l’autre ; et la France achève de faire de Bizerte un port et un camp retranché.


II

Le 23 avril 1887, une embarcation promenait, sur le lac de Bizerte, Jules Ferry… Saisi d’admiration à la vue de la nappe d’eau immense, l’esprit assailli par une foule de souvenirs et de pensées d’avenir, il s’écriait : « Ce lac, à lui seul, vaut la possession de la Tunisie tout entière ; oui, messieurs, si j’ai pris la Tunisie, c’est pour avoir Bizerte[1]. » Visible même sur des cartes à faible échelle, le lac de Bizerte a eu, avant même l’établissement du Protectorat, les faveurs du public français ; aussitôt après les événemens de 1881, l’opinion et la presse, frappées des avantages de la position de notre nouvelle conquête, ne cessèrent plus de demander que l’on fît de Bizerte « notre Toulon africain. » Mais, longtemps, des raisons d’ordre diplomatique s’y opposèrent.

La mainmise de la France sur la Tunisie avait provoqué, en Italie surtout, une mauvaise humeur qui se traduisait par l’adhésion, de plus en plus étroite, du gouvernement du Quirinal à la Triple Alliance. Le dépit des feuilles dévouées à M. Crispi s’exhalait surtout à propos de Bizerte ; elles ne nous pardonnaient

  1. C’est en rappelant ces paroles significatives de Jules Ferry, que le général Marmier commençait, le 25 juillet dernier, son discours, en recevant, à Bizerte, l’amiral Gervais.