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Cette méthode me réussit à merveille ; elle m’était d’autant plus facile, il faut être juste, que la duchesse de Gontaut avait accoutumé le prince a une parfaite soumission et à des règles que je trouvais souvent trop austères ; il y avait là comme une espèce de puritanisme. Les punitions étaient à peu près nulles, et quand j’avais été obligé de me fâcher ou bien qu’il avait éprouvé quelque peine, je le menais à Bagatelle ou ailleurs sous quelque prétexte, et je lui faisais faire un énorme exercice : il importe de ne pas laisser germer dans le cœur des enfans l’humeur ou la rancune éveillées par une cause quelconque.

Le Roi fut fort étonné quand il apprit que votre mère était restée chez elle ; il crut qu’on m’avait refusé ou un espace suffisant, ou fait quelque autre chicane et vous verrez plus tard à quel point les exigences des personnes inutiles donnent lieu à ces sortes de choses. J’eus assez de peine à le rassurer : il ne me convenait pas, à moi, de partager plus que de raison mon temps entre M. le Duc de Bordeaux et ma famille ; il fallait qu’avant tout je fusse à mon prince. D’ailleurs, l’espèce d’assujettissement des personnes qui vivent à la cour sans y avoir que faire, me paraissait insupportable : cela sentait encore l’émigré rentré en 1814, c’était une manière d’épargner quelques sous. Il me semblait que mon autorité morale serait bien plus grande si je m’élevais au-dessus de ces misères, j’en suis encore aujourd’hui parfaitement convaincu. Au reste, j’avais une table de seize couverts pour moi et pour les personnes qu’il me convenait d’y appeler, votre mère y dînait presque tous les jours. Chaque sous-gouverneur, chaque sous-précepteur avait sa table de deux ou quatre couverts, le précepteur en avait huit ; ainsi chacun était parfaitement fourni.

M. le Duc de Bordeaux prenait ses repas seul : c’étaient une fort bonne soupe, un plat dont la moitié resservait le lendemain, et, je crois, quelques légumes ; la bouteille de vin servait pour un certain nombre de repas. Et le pauvre enfant était toujours seul ! Il fallait avoir quelque autorité pour changer cette habitude qui était entrée dans l’esprit de nos princes, au moins du Roi, du Dauphin et de la Dauphine, et qui semblait faire partie de l’étiquette.

Ma tâche devait donc être laborieuse, et pourtant j’étais résolu. D’abord je donnai souvent à M. le Duc de Bordeaux des camarades, j’en faisais dîner avec lui. J’ai déjà dit que je faisais faire à mon élève des courses fréquentes et un exercice violent. Alors, Louis de Rivière était encore avec mon prince ; c’était un compagnon, mais déjà plus avancé que lui, ne pouvant par conséquent pas étudier avec lui.

Je donnai à M. le Duc de Bordeaux des camarades : mes enfans, les Blacas, les Rohan-Chabot, Henri de la Bouillerie, les Gramont, Lafond (fils du général), les Meffray, les Maillé, etc., etc. Bientôt j’établis un gymnase où on faisait à qui mieux mieux ; nous tirions aussi du pistolet, nous faisions des courses à Trianon, à Versailles, dans d’autres lieux, quelquefois sans escorte. Toutes ces choses paraissaient extraordinaires ; il fallait peut-être l’indépendance de mon caractère et tous mes antécédens pour que la famille royale me laissât faire. La Duchesse de Berry s’en accommodait assez. Je regardais toutes ces choses comme utiles pour la santé de mon prince et même pour le développement de son esprit, les éducations de