Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/686

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

le plan s’élargit de telle sorte que tous les contours s’effacent, laissant partout des ouvertures pour des allusions à la littérature, à la philosophie, aux affaires politiques du temps. Gœthe a sacrifié l’unité à une qualité qu’il jugeait supérieure, la portée morale de son œuvre. L’art était, pour lui, un moyen d’éducation personnelle. C’est par l’art qu’il avait élevé et affranchi son esprit, et il conviait ses lecteurs à suivre son exemple. « Tout ce que j’ai communiqué au public, dit-il dans une lettre de 1827, repose sur les expériences de ma vie : je puis donc espérer aussi que chacun de mes lecteurs voudra revivre mes poésies et s’en servir pour son expérience personnelle. »

Ainsi le point de vue moral, on pourrait dire éducatif, se substitue au point de vue artistique. C’est un livre de sagesse que le poète nous offre, une image du monde en raccourci, le sens de la vie en symboles. « Dans une composition de ce genre, dit-il un jour à Eckermann, il importe seulement que chaque groupe isolé soit important et clair par lui-même ; le tout restera toujours incommensurable[1]. » Mais ce qui est incommensurable n’est pas une œuvre d’art, dans le sens qu’on attache ordinairement à ce mot. L’art veut des contours précis, une certaine symétrie intérieure qui se traduit par une forme harmonieuse. Kuno Fischer appelle le Faust la Divine Comédie du peuple allemand ; il l’est par sa richesse poétique, par sa profondeur philosophique, et surtout par son rapport intime avec l’esprit de la nation ; mais la Divine Comédie de Dante est d’une architecture plus belle. Le Faust de Gœthe est une cathédrale gothique, terminée dans le style de la Renaissance. Il faut laisser à une critique systématique le soin d’en montrer l’unité. La valeur du poème est ailleurs : le problème de la destinée humaine y est posé d’une main magistrale, et traité dans une langue robuste, où l’on sent couler à chaque vers la plus pure sève du génie national.


A. Bossert.
  1. Conversations, 13 février 1831 ; voir aussi 3 janvier 1830.