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comme les gens avaient raison de ranger parmi les sages l’homme qui avait résumé son expérience de la vie dans cette formule : οἱ πλεῖστοι κακοί ! Oui, « la plupart sont mauvais, » c’est-à-dire non point méchans, mais rudimentaires et incivilisables, pareils à l’animal, la tête penchée vers la terre, nés seulement pour penser à la conservation de leur misérable existence.

Dans une lettre à Nietzsche, en 1868, Rohde déclarait que, au point de vue moral, il ne parvenait pas à découvrir pourquoi « le meurtre en soi, » quelles que fussent les circonstances de son accomplissement, était tenu pour une faute grave. Et voici encore un passage de son journal :

Pourquoi, dans des poèmes comme Antigone, Faust, Tannhäuser, nos sympathies vont-elles également aux deux forces en conflit ? Pourquoi approuvons-nous à la fois la résistance des héros et leur châtiment ? Ne serait-ce point parce qu’il y aurait deux ordres distincts de moralité, dont l’un serait légitime chez certains individus d’une noblesse supérieure, tandis que l’autre conviendrait à l’état de faiblesse de l’humanité prise en bloc ? Ces héros de la résistance, lorsque nous les voyons transfigurés par le génie, ne nous ouvrent-ils pas une échappée sur le ciel profond d’un monde moral supérieur, où nous n’avons point accès ? Les mystiques ont peut-être raison lorsqu’ils affirment que, pour les purs et les saints, les règles morales nécessaires à la vie des autres hommes n’ont point de valeur.

Mais, avec toute la hardiesse d’esprit dont témoignent ces réflexions, il y a un point sur lequel Rohde est toujours resté intraitable : de même qu’il n’admettait pas qu’on réduisît le génie à une combinaison d’élémens historiques, il ne pouvait souffrir qu’on s’efforçât de ramener la vertu à une forme déguisée de l’égoïsme. Déjà durant les premiers temps de ses relations avec Nietzsche, tout en recommandant à celui-ci les maximes de La Rochefoucauld et des moralistes français du XVIIIe siècle, il dénonçait la part de dangereuse inexactitude que lui paraissaient contenir ces brillans paradoxes. Aussi éprouva-t-il un véritable déchirement intérieur lorsque, en 1878, il reçut de son ami un livre où les mêmes paradoxes se trouvaient soutenus avec une vigueur et une insistance plus marquées encore. « Si vraiment nous étions tous d’absolus égoïstes, écrivait-il à Nietzsche, — et je sais, mon bien cher ami, combien je suis cela plus que toi ! — personne ne pourrait encore nous enlever l’aiguillon qui nous avertit que nous ne devons pas être cela… Et d’ailleurs l’analyse la plus subtile, en pareille matière, ne sert de rien. Un chimiste peut me représenter le plus magniflque tableau comme un simple mélange d’élémens chimiques définis ; et, à son point de vue, il peut avoir raison : mais, s’il prétend

TOME XI. — 1902. 60