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devait la bagatelle de deux cent mille francs. En revanche, son patrimoine était dissipé, sa signature ne trouvait plus aucun prêteur, de lourdes dettes écrasaient sa maison. Par surcroît d’infortune, il n’était plus maintenant imprimeur officiel : le préfet consulaire avait remplacé ce jacobin par un citoyen mieux pensant… Peut-être était-ce une injustice ; assurément, c’était la ruine[1].

Mais, à défaut d’écus, le malchanceux Chausseblanche s’était acquis un inquiétant dossier de police. Dans les bureaux de la préfecture, on le traitait de personnage dangereux, ami des anarchistes, des enragés, et autres « tigres altérés de sang. » Hélas ! l’ami de ces tigres n’était lui-même qu’une pauvre bête fourbue et réduite aux abois. Agé de cinquante ans, perclus de rhumatismes, harcelé par la goutte, il devait pourvoir aux besoins d’une nombreuse famille : sa mère, bonne vieille octogénaire, et cinq enfans en bas âge. De plus, la citoyenne Chausseblanche, son épouse, s’obstinait à aider au peuplement de la République : en 1802, dans cette maison de meurt-de-faim, elle allait mettre au monde un sixième nourrisson. L’imprimerie, jadis prospère, périclitait ; son maître l’avait dû transporter dans le désert de la place du Palais : deux ouvriers pour toute équipe, et le patron obligé de composer lui-même. Enfin, des créanciers intraitables, la meute des huissiers pendus à la sonnette, les protêts, les commandemens, la menace, la certitude de la faillite… Un pauvre hère !

Il conservait, toutefois, sa gazette, son Journal du Nord-Ouest de la République Française : à lui seul, il en était le directeur, le secrétaire et la rédaction… Oh ! une misérable feuille, format in-douze, et telle qu’en fabriquait alors la province, — détaillant le cours des mercuriales, annonçant les jours de foire et de marché, empruntant aux journaux parisiens des faits divers ou des banalités politiques. Mais Chausseblanche se piquait de littérature et s’estimait un philosophe. Censurant les hommes et les choses, il insérait des Moralités satiriques, parfois créées par son phébus, le plus souvent prises chez les autres : il compilait,

  1. Les comptes présentés par Chausseblanche à l’administration d’Ille-et-Vilaine offrent un curieux spécimen de la dépréciation où était tombé l’assignat à la fin du Directoire. Pour une somme de 192 000 livres due à l’imprimeur le préfet Borie propose 3 800 francs payés en numéraire. Et le malheureux Chausseblanche accepte !