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composition, travaillait un seul ouvrier, qui coula vers l’homme à la besace un regard soupçonneux. On arriva au grenier. Là, sur des cordes tendues, séchaient des placards récemment tirés. Chausseblanche en prit une liasse, l’entassa dans le sac, puis le ficela soigneusement :

— Portez ceci à votre maître. Vous lui direz que, dans peu de jours, je renouvellerai mon envoi… Mais, de pour Dieu, qu’il me donne un acompte ! J’ai tant besoin d’argent !

Le jeune garçon partit, et Chausseblanche s’en retourna à ses périodes… Il était devenu très pâle, très agité, le crève-misère. On eût dit qu’il flairait de loin toutes les puanteurs de la prison de Rennes, toutes les moisissures d’un cachot du Temple.


V. — LE CITOYEN JOURDEUIL[1]

Cependant, chargé de son fardeau, le porteur des placards avait traversé la place du Palais. Tournant alors sur sa droite, il s’engagea bientôt dans la rue de l’Horloge… Cette voie, aujourd’hui si passante, formait à cette époque une sorte de cul-de-sac qui s’enfonçait en un quartier misérable. Au nord, elle se terminait dans la sinueuse courbure du Champ-Jacquet ; au sud, et traversant la rue Volvire, elle se trouvait barrée par une poissonnerie et des maisons de tanneurs, qui bordaient la Vilaine. Au-delà de ces peausseries et dans leurs puanteurs, c’était tout un dédale de ruelles sordides, se croquant, se tordant au long des vieux remparts et des bastions moussus. Ces bas quartiers n’existent plus ; des quais de granit, des places, des statues de grands hommes ignorés, de trop modernes boulevards ont remplacé les fétides, mais pittoresques venelles ; prolongée par un pont, la rue de l’Horloge est fréquentée des allans et venans : elle présente une illusion de vie, au cœur de la toujours morose et souffretante cité.

Parvenu devant le n° 6 de cette façon d’impasse, le jeune garçon pénétra dans une des grisâtres bâtisses qui s’étiolaient sous l’ombre de l’ancien présidial. Un écriteau faisait savoir

  1. Interrogatoires et déclarations de Jourdeuil. — Je me suis efforcé de reproduire dans la mise en œuvre les expressions employées par Jourdeuil : « Je vis que… Il me dit que…, je lui répondis que…. » J’estime ce procédé licite, voire nécessaire, au point de vue de l’art essentiel du récit, quand il s’appuie sur un document : j’ai cru devoir fréquemment l’employer.